Plaisir des liens pour le plaisir du texte

 

 

Nous nous sommes tous risqués glissés— d'un document à l' autre, de l'écrit-papier (de la pile-papier combustible !) aux papiers peints des fonds d'écrans.

Nous avons relu nos premiers livres pour mieux retrouver les seconds.

Mais ne s'agissait-il pas à chaque fois, de reconnaître leur part d'ombre et de lumière ; de nous livrer à d'habiles critiques ou analyses.

Bref, nous savions tous que le rôle des vrais auteurs consistait précisément à nous engager dans ce cheminement.

Nous avions tous, en effet, à notre disposition par programmes interposés, un jeu de textes variables avec les années et... les bicentenaires.

Des textes que nous avions sous nos doigts ou au bout de la langue au cas où. Nos yeux mêmes savaient rester ouverts, comme ceux d'Argos, pendant le sommeil.

Le grand livre du monde devenait, comme par prodige, gouffre toujours recommencé d'une lecture.

Rien d'étonnant à ce que les plus expérimentés des lecteurs, aient fini dans la Pléiade par aménager des caches et des passages !

 

Puis ce furent les tourbillons des hypertextes, et là encore... le plaisir du texte, des vertiges de plus en plus savants par simples clics...

 

À maintes reprises, nous nous sommes égarés dans le désert des paginations, l'infinité des couleurs, des polices et des images. Parfois même les horizons du multimédia, de plus en plus décalés, finissaient par former d'impressionnantes cascades internétiques. Le doute surgissait.

Étions-nous enfermés dans la plus mauvaise bibliothèque de tous les temps ?

Allions-nous, définitivement, nous perdre ? Oublier que vous, studieux lecteurs, étiez par vos emprunts répétés en train de créer un tout premier Prix littéraire ? Qu'il y aurait (silencieusement) évènement : rencontres...? Productions...?

Non ! Bien au contraire.

Le monde des livres est sans fin. Chaque livre porte et annule la mémoire de tous les autres. Tout vrai livre dissémine, féconde d'autres lectures. Parfois, les mots ont leurs ratés ou exhibent leurs ratures. Mais c'est dans le texte lui-même que s'enracine le patient et fragile plaisir de converser de soi à soi. Voilà le secret du texte. Je n'en connais pas d'autre.

Texte lié et délié ; redémultiplié dans la mise en ligne qui suit. Plus fragments à choisir que morceaux déjà choisis.

Claude Briantais

 

Roland Barthes, Le plaisir du texte,1973.(fragments)