LE PLAISIR DU TEXTE

 

[...] nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture ; un rythme s'établit, désinvolte, peu respectueux à l'égard de l'intégrité du texte ; l'avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis "ennuyeux") pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l'anecdote (qui sont toujours ses articulations : ce qui fait avancer le dévoilement de l'énigme ou du destin) : nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations ; nous sommes alors semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement, mais dans l'ordre, c'est-à-dire : en respectant d'une part et en précipitant de l'autre les épisodes du rite [...]

Et pourtant, c'est le rythme même de ce qu'on lit et de ce qu'on lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et Paix, mot à mot ? (Bonheur de Proust : d'une lecture l'autre, on ne saute jamais les mêmes passages.)

PP.20-21-22

 

Le plaisir du texte, c'est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées — car mon corps n'a pas les mêmes idées que moi.

P.30

 

 

Pourquoi, dans un texte, tout ce faste verbal ? Le luxe du langage fait-il partie des richesses excédentaires, de la dépense inutile, de la perte inconditionnelle ? Une grande œuvre de plaisir (celle de Proust, par exemple) participe-t-elle de la même économie que les pyramides d'Egypte ? L'écrivain est-il aujourd'hui le subsitut résiduel du Mendiant, du Moine, du Bonze : improductif et cependant alimenté ? Analogue à la Sangha bouddhique, la communauté littéraire, quel que soit l'alibi qu'elle se donne, est-elle entretenue par la société mercantile, non pour ce que l'écrivain produit (il ne produit rien) mais pour ce qu'il brûle ? Excédentaire, mais nullement inutile ?

PP.39-40

 

Si vous enfoncez un clou dans le bois, le bois résiste différemment selon l'endroit où vous l'attaquez : on dit que le bois n'est pas isotrope. Le texte non plus n'est pas isotrope : les bords, la faille sont imprévisibles.

P.60

 

Un Français sur deux, paraît-il, ne lit pas ; la moitié de la France est privée — se prive du plaisir du texte. Or on ne déplore jamais cette disgrâce nationale que d'un point de vue humaniste, comme si, en boudant le livre, les Français renonçaient seulement à un bien moral, à une valeur noble. Il vaudrait mieux faire la sombre, la stupide, la tragique histoire de tous les plaisirs auxquels les sociétés objectent ou renoncent : il y a un obscurantisme du plaisir.

P.74

 

 

La Phrase est hiérarchique : elle implique des sujétions, des subordinations, des rections internes. De là son achèvement : comment une hiérarchie pourrait-elle rester ouverte ? [...] C'est en effet le pouvoir d'achèvement qui définit la maîtrise phrastique et marque, comme d'un savoir-faire suprême, chèrement acquis, conquis, les agents de la Phrase. Le professeur est quelqu'un qui finit ses phrases. Le politicien interviewé se donne visiblement beaucoup de mal pour imaginer un bout à sa phrase : et s'il restait court ? Toute sa politique en serait atteinte ! Et l'écrivain ? Valéry disait : "On ne pense pas des mots, on ne pense que des phrases." Il le disait parce qu'il était écrivain. Est dit écrivain, non pas celui qui exprime sa pensée, sa passion ou son imagination par des phrases, mais celui qui pense des phrases : un Pense-Phrase (c'est-à-dire : pas tout à fait un penseur, et pas tout à fait un phraseur).

PP.80-81

 

 

A peine a-t-on dit un mot, quelque part, du plaisir du texte, que deux gendarmes sont prêts à vous tomber dessus : le gendarme politique et le gendarme psychanalytique : futilité et/ou culpabilité, le plaisir est ou oisif ou vain, c'est une idée de classe ou une illusion.

[...]Le plaisir est sans cesse déçu, réduit, dégonflé, au profit de valeurs fortes, nobles : la Vérité, la Mort, le Progrès, la Lutte, la Joie, etc. Son rival victorieux, c'est le Désir : on nous parle sans cesse du Plaisir ; le Désir aurait une dignité épistémique, le Plaisir non. On dirait que la société (la nôtre) refuse (et finit par ignorer) tellement la jouissance, qu'elle ne peut produire que des épistémologies de la Loi (et de sa contestation), jamais de son absence, ou mieux encore : de sa nullité.

P.91

FINAA

 

Roland Barthes, Le plaisir du texte, 1973