APPRENDRE A DESSINER LES PASSIONS

Afin de resserrer notre propos, nous examinerons seulement ici, les passions dites primitives. Nous mettrons en vis-à-vis des extraits de Le Brun et de Descartes.

L'ADMIRATION

Le Brun (1619-1690) :
" L'admiration est une surprise qui fait que l'âme considère avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires, et cette surprise a tant de pouvoir, qu'elle pousse quelques fois les esprits vers le lieu où est l'impression de l'objet, et fait qu'elle est tellement occupée à considérer cette impression, qu'il ne reste plus d'esprits* qui passent dans les muscles ; ce qui fait que le corps devient immobile comme une statue, et cet excès d'admiration cause l'étonnement, et l'étonnement peut arriver avant que nous connaissions si cet objet nous est convenable, ou s'il ne l'est pas ". L'expression des passions et autres conférences, p. 56, 1668.
*C'est nous qui soulignons.

Descartes :
" Lors que la première rencontre de quelque objet nous surprent, & que nous le jugeons estre nouveau, ou fort different de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu'il devoit estre, cela fait que nous l'admirons & en sommes estonnez. Et pour ce que cela peut arriver avant que nous connoissions aucunement si cet objet nous est convenable, ou s'il ne l'est pas, il me semble que l'Admiration est la première de toutes les passions. Et elle n'a point de contraire, à cause que, si l'objet qui se présente n'a rien en soi qui nous surprene, nous n'en sommes aucunement émeus, & nous le considerons sans passion. " Traité des Passions, article LIII, 1649.


Le Brun :
" Comme nous avons dit que l'admiration est la première et la plus tempérée de toutes les passions, et où le cœur sent moins d'agitation, le visage aussi reçoit fort peu de changement en toutes ses parties ; et s'il y en a, il n'est que dans l'élévation du sourcil : mais il aura les deux côtés égaux, et l'œil sera un peu plus ouvert qu'à l'ordinaire, et la prunelle également entre les deux paupières et sans mouvement, attachés sur l'objet qui aura causé l'admiration. La bouche sera aussi entrouverte, mais elle paraîtra sans aucune altération, non plus que tout le reste de toutes les autres parties du visage. Cette passion ne produit qu'une suspension de mouvement pour donner le temps à l'âme de délibérer sur ce qu'elle a à faire, et pour considérer avec attention l'objet qui se présente à elle ; car s'il est rare et extraordinaire, du premier et simple mouvement d'admiration s'engendre l'estime. " p. 66, Ibid.

L'AMOUR ET LA HAINE


L'AMOUR.

Le Brun :
L'amour est " une émotion de l'âme causée par des mouvements qui l'incitent à se joindre de volonté aux objets qui lui paraissent convenables. " p. 57.
" […] lorsque la chose qui nous est représentée bonne l'est à notre égard, c'est-à-dire comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l'amour. "
p. 78, Ibid.


" Les mouvements de cette passion, lorsqu'elle est simple, sont forts doux et simples, car le front sera uni, les sourcils un peu élevés du côté où se trouve la prunelle, la tête inclinée vers l'objet qui cause de l'amour ; les yeux peuvent être médiocrement ouverts, le blanc de l'œil fort vif et éclatant, la prunelle doucement tournée du côté où est l'objet, elle paraîtra un peu étincelante et élevée ; le nez ne reçoit aucun changement, de même que toutes les parties du visage, qui étant seulement remplies d'esprits* qui l'échauffent et qui l'animent, rendent la couleur plus vive et plus vermeille, et particulièrement à l'endroit des joues et des lèvres ; la bouche doit être un peu entrouverte, et les coins un peu élevés; les lèvres paraissent humides, et cette humidité peut être causée de vapeur qui s'élève du cœur. " p. 79, Ibid.
* C'est nous qui soulignons.

LA HAINE :
" La haine est une émotion causée par les esprits qui incitent l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles. " p. 57, Ibid.

" De la jalousie s'engendre la haine, et comme la haine et la jalousie ont un grand rapport entre elles, et que leurs mouvements extérieurs sont presque semblables, nous n'avons rien à remarquer en cette passion de différent ni de particulier, qui ne soit dans la précédente. " p. 88, Ibid.

LA JALOUSIE :
" S'exprime par le front ridé, le sourcil abattu et froncé, l'œil étincelant, et la prunelle cachée sous les sourcils tournés du côté de l'objet qui cause la passion, le regardant de travers et d'un côté contraire à la situation du visage, la prunelle doit paraître sans arrêt et pleine de feu, aussi bien que le blanc de l'œil et les paupières ; les narines pâles, ouvertes, et plus marquées qu'à l'ordinaire, et retirées en arrière, ce qui fait paraître des plis aux joues ; la bouche pourra être fermée, et faire connaître que les dents sont serrées ; la lèvre de dessous excède celle de dessus, et les coins de la bouche seront retirés en arrière, et seront fort abaissés ; les muscles des mâchoires paraîtront enfoncés.
Il y a une partie du visage dont la couleur sera enflammée, et l'autre jaunâtre, les lèvres pâles ou livides. " p. 86, Ibid.



Descartes :
" L'Amour est une emotion de l'ame, causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent luy estre convenables. Et la Haine est une emotion, causée par les esprits, qui incite l'ame à vouloir estre separée des objets qui se presentent à elle comme nuisibles. Je dis que ces emotions sont causées par les esprits, affin de distinguer l'Amour & la Haine, qui sont des passions & dependent du corps, tant des jugemens qui portent aussi l'ame à se joindre de volonté avec les choses qu'elle estime bonnes, & à se separer de celles qu'elle estime mauvaises, que des emotions que ces seuls jugemens excitent en l'ame. " Traité des Passions, article LXXXII, 1649.

 

LE DESIR


Le Brun :
" Le désir est une agitation de l'âme qui la disposent à vouloir des choses qu'elle se représente lui être convenables ; ainsi on ne désire pas seulement la présence du bien absent, mais aussi la conservation du présent. " p.57, Ibid.

 

Descartes :
" La passion du Desir est une agitation de l'ame causée par les esprits, qui la dispose à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se represente estre convenables. Ainsi on ne desire pas seulement la presence du bien absent, mais aussi la conservation du present ; Et de plus l'absence du mal, tant celuy qu'on a dejà, que de celuy qu'on croit pouvoir recevoir au temps avenir. " Traité des passions, article LXXXVI, 1649.


Le Brun :
" S'il y a du désir, on peut le représenter par les sourcils pressés et avancés sur les yeux qui seront plus ouverts qu'à l'ordinaire, la prunelle se trouvera située au milieu de l'œil, et pleine de feu, les narines plus serrées du côté des yeux , la bouche est aussi plus ouverte que dans la précédente action*, les coins retirés en arrière, la couleur plus enflammée que dans l'amour ; tous ces mouvements faisant voir l'agitation de l'âme causée par les esprits qui la disposent à vouloir un bien qu'elle se représente lui être convenable. " p.80, Ibid.
*Cf. l'amour.

LA JOIE ET LA TRISTESSE


LA JOIE.

Le Brun :
" La joie est une agréable émotion de l'âme en laquelle consiste la jouissance qu'elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien. " p.57, Ibid.



Descartes :
" La Joye est une agreable emotion de l'ame, en laquelle consiste la jouïssance qu'elle a du bien, que les impressions du cerveau luy représentent comme sien. Je dis que c'est en cete emotion que consiste la jouissance du bien : car en effect l'ame ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu'elle possède ; & pendant qu'elle n'en a aucune Joye, on peut dire qu'elle n'en jouït pas plus que si elle ne les possedoit point. J'ajouste aussi, que c'est du bien que les impressions du cerveau luy representent comme sien, affin de ne pas confondre cette joye qui est une passion, avec la joye purement intellectuelle, qui vient en l'ame par la seule action de l'ame, & qu'on peut dire estre une agreable emotion excitée en elle par elle mesme, en laquelle consiste la jouïssance qu'elle a du bien que son entendement luy represente comme sien. " Traité des Passions, article XCI, 1649.

Le Brun :
" […] en cette passion le front est serein, le sourcil sans mouvement, élevé par le milieu, l'œil médiocrement ouvert et riant, la prunelle vive et éclatante, les narines tant soit peu ouvertes, la bouche aura un peu les coins élevés, le teint vif, les joues et les lèvres vermeilles. " p. 94, Ibid.

 

Descartes :
Le mouvement du sang et des esprits
En la joye.

" En la Joye ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foye, de l'estomac, ou des intestins, qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps ; & particulierement celuy qui est autour des orifices du cœur, lequel ouvrant & élargissant ces orifices, donne moyen au sang, que les autres nerfs chassent des venes vers le cœur, d'y entrer & d'en sortir en plus grande quantité que de coustume. Et pource que le sang qui entre alors dans le cœur, y a deja repassé plusieurs fois, estant venu des arteres dans les venes, ilse dilate fort aysement, & produit des esprits, dont les parties estant fort égales et subtiles, elles sont propres à former & à fortifier les impressions du cerveau, qui donnent à l'ame des pensée gayes & tranquilles. " Traité des Passions, article CIV, 1649.

 

LA TRISTESSE.

Le Brun :
" La tristesse est une langueur désagréable en laquelle consiste l'incommodité que l'âme reçoit du mal ou du défaut que les impressions du cerveau lui représentent. " p. 57, Ibid.



Descartes :
" La Tristesse est une langueur desagreable, en laquelle consiste l'incommodité que l'ame reçoit du mal, ou du defaut, que les impressions du cerveau luy representent comme lui apartenant. Et il y a aussi une Tristesse intellectuelle, qui n'est pas la passion, mais qui ne manque gueres d'en estre accompagnée. " Traité des Passions, article XCII, 1649.

Le Brun :
" Cette passion se figure par des mouvements qui semblent marquer l'inquiétude du cerveau, et l'abattement du cœur, car les côtés des sourcils sont plus élevés vers le milieu du front que du côté des joues, et celui qui est agité de cette passion a les prunelles troubles, le blanc de l'œil jaune, les paupières abattues et un peu enflées, le tour des yeux livide, les narines tirant en bas, la bouche entrouverte et les coins abaissés, la tête paraît nonchalamment penchée sur une des épaules, toute la couleur du visage est plombée, et les lèvres pâles et sans couleur. " p. 90, Ibid.


Descartes :
Le mouvement du sang et des esprits
En la Tristesse.

" Au contraire en la Tristesse, les ouvertures du cœur sont fort retrecies par le petit nerf qui les environne, & le sang des venes n'est aucunement agité : ce qui fait qu'il en va fort peu vers le cœur. & cependant les passages par où le suc des viandes coule vers l'estomac & des intestins vers le foye, demeurent ouverts ; ce qui fait que l'appetit ne diminüe point, excepté lors que la Haine, laquelle est souvente jointe à la tristesse, les ferme. " Traité des Passions, article CV, 1649.