ELEMENTS DE REFLEXION SUR LES XVIIe et XVIIIe SIECLES.
Avant-propos.
Parler dune filiation entre le Classicisme français et la pensée cartésienne relève assez fréquemment de lidéologie et de lartifice.
Que le siècle de Louis XIV soit celui de lordonnance réglée est une évidence. Est-ce cependant un motif suffisant pour enclore la pensée cartésienne dans un tel cadre ? Non. Ceci, dautant plus que le classicisme français prolonge le naturalisme de la Renaissance italienne. La modernité de Descartes fait problème.
Descartes est beaucoup plus proche de la sensibilité artistique de lEurope du Nord, des écoles hollandaises notamment.
Une dernière raison, enfin. Il ny a pas à proprement parler dans la philosophie cartésienne déléments qui nous permettent dentrevoir les bases dune esthétique.
Lart classique.
La rupture avec le monde antique est loin dêtre consommée. Bien au contraire !
Ainsi la question de limitation témoigne-t-elle dun dialogue ininterrompu avec la pensée gréco-latine. Nous disposons de mille scènes bien cadrées, exemplaires et édifiantes. Celles-ci se nourrissent demprunts mythologiques ou relèvent de la glorification historique ou biblique.
La représentation mais aussi la fiction visent à capter (à travers dingénieuses procédures) des invariants du monde. Il suffit, pour cela, de copier la Nature. Celle-ci, est notre premier maître. Dessiner daprès les ouvrages de la Belle nature, cest tenter de retrouver une énième fois lordre assigné aux choses. Il y a là comme une secrète injonction à restituer les belles formes, lélégance des proportions. Ce sera loffice des grands maîtres. Mais bien plus, il sagira de dessiner et de peindre daprès nature les mouvements de lâme Travail didéalisation qui nécessite parfois de rectifier certaines formes naturelles monstrueuses ou tout simplement défectueuses. En peinture ou en sculpture, lexpression du disgracieux ne doit jamais être triviale ! Comment donc réunir dans un seul corps les plus belles formes et proportions ? Que peuvent les procédures techniques ?
" LArt du Dessein, né de la tentation quont éprouvé les hommes dans tous les temps à laspect du tableau de lunivers, est leffet de lhommage et du respect que nous rendons à la nature et à ses productions. "LEncyclopédie.
En ce sens, copier les Anciens, revient à nommer la profondeur des choses ; notre enracinement dans la consistance et la solidité du monde. Paradoxalement, les artistes classiques habités par le vertige de linsondable et de lineffable (fût-il divin) doivent semployer à le rendre aussi visible que palpable. La mise en scène des émotions et des passions participent de cette tentative. Encore faudra-t-il aller à lessentiel, dire et dessiner les passions primitives ou composées. On retrouve ici lentreprise dun Le Brun.
Le problème est le suivant :
Ou bien la voie de laffectif nous permet daccéder à un ordre caché, originel et la représentation des passions et des émotions devient un instrument de lecture du monde ou bien il ny a pas de rapport direct, de correspondance immédiate entre les choses et leur représentation ; autrement dit ce qui émeut notre sensibilité ne nous autorise pas à retranscrire une ordonnance du monde dans nos jugements.
A.Longue patience dun déchiffrement.
Que se passe-t-il nous empruntons la première piste ?
Nous retrouvons plusieurs grands moments qui ont modelé la pensée occidentale.
1.Lérotique platonicienne.
Pour Platon, le sens du monde ne peut être véritablement manifeste que par le biais de la beauté du corps. Seule, une beauté idéalisée peut devenir la source même du sens.
Mais, pour bien saisir ce qui vient dêtre énoncé, peut-être nous faudra-t-il restituer ce que nous avons amputé. Quelle lourde tâche, en effet, que de relire ce qui était précisément inscrit sur le fronton du temple à Delphes : " Que nul nentre ici sil nest géomètre, sil est difforme de figure ou mal proportionné des membres "
2.Le mouvement opéré par Aristote.
Notre vérité et celle du monde senracinent dans lévidence sensible. Lobservation de la nature doit nous amener à une meilleure connaissance des trois grands ordres existants : le végétatif, le sensitif et lintellectif. Il ny a pas, là, de place pour la contingence. La vie est orientée et finalisée.
3.La naissance de la perspective.
Formidable moyen pour restituer lordre du monde et les contours de lâme. Les artistes vont alors sefforcer de produire les formes les plus harmonieuses possibles. Une science de la mesure se redéploie. Nous devons plus que jamais être en sympathie avec lordre universel.
Pour conclure. Nous avons là trois grands moments où le monde
continue de bruire, de murmurer et de parler.
B.Désacralisation et première solitude.
La philosophie cartésienne porte la marque dune rupture. Il ne
sagit plus de se demander comment pénétrer le monde obscur
des forces qui sous-tendent la vie ou comment mettre en lumière les puissances
vitales qui interviennent dans la nature.
Pour Aristote la copie des formes naturelles devait nous permettre de découvrir une finalité intrinsèque aux choses. Cest cette même finalité qui rendait possible la beauté. Doù cette longue application à établir des correspondances cosmiques ou telluriques, des résonances affectives et spirituelles.
En ce sens, lactivité des peintres et des sculpteurs est vite devenue irremplaçable. Ne sagissait-il pas de manière assez démiurgique datteindre la structure secrète de lunivers, de retrouver une source de vie originelle et absolue. En dautres termes, lhomme se devait de magnifier religieusement (ou philosophiquement) le monde. A travers lefficace symbolique du geste, la juxtaposition des images, la texture des visages et des corps ne sagissait-il pas, somme toute, de célébrer lordonnance du monde ? Prenons pour exemple, la ressemblance poussée des visages dans une fresque byzantine. Celle-ci nest pas un accident. Elle indique, au contraire, un très fort sentiment dappartenance à une communauté.
Avec Descartes le monde devient moins souterrain, la terre gagne en surface
et lhomme sur lui-même. Un nouveau travail dindividualisation
se dessine. La raison se donne de nouvelles marques.
Il convient dès lors de sinterroger sur le pouvoir des images (Pascal
nous avertira du danger et de la duplicité des représentations.
Quelle présomption dit-il que de vouloir saisir par le truchement des
images toute la réalité du monde).
Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences,
nous devons mettre en place une méthode pour saisir les phénomènes
les plus ordinaires : ce qui se passe présentement dans le ciel et sur
terre.
Il sagit désormais de montrer quelles sont les conditions de fonctionnement des phénomènes, dinterroger leurs apparences. Pour la première fois, la nature est désacralisée, réduite aux propriétés de ses éléments et à leur combinaison. Ceci signifie que notre rapport aux autres nest plus vivifié, entretenu par les seuls liens cosmiques.
La dioptrique, la mécanique des fluides mais aussi celle des passions annoncent un désenchantement. A la vitalisation du monde se substitue une mécanisation de la vie.
Pour Descartes, limage nest pas un signe ; elle ne se confond pas avec la chose. Ce qui est avant tout recherché, cest lefficacité de la représentation. Des éléments sont construits, mis en ordre et leur fonctionnement provoque tel ou tel effet. Seul compte le mécanisme opératoire.
A la métaphysique des anamorphoses succède une approche physico-mécanique.
Grâce à loptique et à la géométrie, à la physique en général, il ne sagit plus de restituer un agencement premier mais dinstituer un ordre par une libre construction de formes où lesprit mesure son propre pouvoir et se libère. A lire Descartes, on notera la rareté de ses préoccupations picturales (Descartes nest cependant pas indifférent aux arts !).
De lanamorphose au prospect.
Les distorsions opérées dans lanamorphose ne font plus systématiquement surgir un arrière plan religieux ou métaphysique, un arrière-monde. Lhomme est devenu beaucoup plus seul, comme absorbé par le pouvoir de sa réflexion. Une décomposition du regard est mise en scène. Le ressort de lironie et du clin dil remplace le sortilège des anciennes anamorphoses. Le propos moralisateur est tenu, dune certaine façon, à distance. Lanamorphose continue certes dexister. Mais aux signes complexes qui visaient à nous révéler une essence du monde se substitue un jeu beaucoup plus gratuit avec les formes.
Lanamorphose cylindrique du philosophe procède de la déconstruction. Elle nous invite à des reconfigurations infinies.
Anamorphose cylindrique : portrait de Descartes. Coll.Bischops, Leyde.
On comprendra le très vif intérêt de Descartes pour les automates, les artifices. Lingéniosité technique ne vaut que par elle-même. Autrement dit, nous devons soigneusement distinguer le réel de sa représentation. Il importe avant tout de trouver de nouvelles lois de composition des éléments. Mais contrairement à ce qui a été trop souvent affirmé, la puissance technicienne nest pas chez Descartes un rêve de domination absolue des êtres et des choses. Nous devons bien plutôt la considérer comme invitation à la libération de lesprit.
Sacharner à retranscrire, à figurer ce qui est naturellement institué est devenu caduc.
Dans la démarche des Classiques, lhomme est totalement institué par le cosmos, la ou les puissance(s) divine(s), cest-à-dire dessaisi dun pouvoir propre. Le cheminement de Descartes est bien différent. Lhomme a, désormais, à se ressaisir, à sinstituer par le bon usage de son libre-arbitre.
Cette libération ordonnatrice de lesprit nous la retrouvons, pour exemple, dans le prospect de certaines peintures hollandaises. De quoi sagit-il ?
Le prospect est une reconstruction raisonnée dun paysage ou dune ville, en vignette, au cur du tableau et le plus souvent dun atelier. La réalité sy trouve déformée et étalée. Des inserts multiples, déploiement de cartes, de vues aériennes, encastrement panoramique dobjets et de lieux soffrent à nos regards. La concentration, la réunion des points de vue, la condensation des relevés font du prospect une synthèse dinformations visuelles. Le prospect est le lieu-dit du monde, repérage géographique qui nous renvoie de manière très intellectuelle au chiffre précis et immédiat de notre propre présent. Aussi le prospect apparaît-il comme création et transposition dimages, transcription de notre usage du monde. Ne faut-il pas, dautre part, examiner lestime dans laquelle était tenue les peintres de natures mortes? A travers la peinture dobjets les plus variés (citron, carafe, homard, poisson, coquillage ) le jeu des passions humaines bien loin dêtre suspendu se redéploie. Les intérieurs hollandais sont tissés de silences parfois vertigineux. Scénographie de lordinaire où lhomme est de plus en plus confronté à lui-même.
Pieter Claesz, Nature morte de poisson, 1636.