La sacralisation de la nature est omniprésente dans la démarche des artistes classiques. Lémotion sensible générée par le travail du peintre et du sculpteur ayant pour substrat la copie des Anciens visait à mettre lordre naturel en exergue. Un sentiment de fusion avec les êtres et les choses pouvait dès lors prévaloir. Nous avions accès, dans lexpérience du retrait (ou de labandon de soi) à la trame du monde. La mise en scène du ravissement reste, en ce sens, exemplaire.
Caravage, Madeleine en extase
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La démarche de Descartes annonce une rupture majeure. Conduire notre vie ne présuppose plus, en effet, de nous soumettre au Cosmos. Et, lexercice spirituel qui consistait principalement à nous défier de limpétuosité du désir et des passions va connaître quelques corrections.
Il convient dordonner nos pensées, de voir en quoi nous en sommes les auteurs afin daugmenter notre puissance dagir ; les passions désormais doivent servir à notre accomplissement.
Contrôler notre affectivité, le mouvement de nos émotions et de nos passions, exige que nous redéfinissions le rapport de lentendement et de la volonté. Pour Descartes, notre véritable pouvoir réside dans notre capacité à intervenir sur les images que nous avons de nos propres passions. Mais réguler nos affects exige aussi que nous en connaissions les ressorts. Interrogeons donc leur caractère actif et physiologique. La source de laffectif est en nous-mêmes. La manière dont nous sommes affectés par les émotions et les passions requiert un examen minutieux des mécanismes corporels.
Si notre propre corps et le monde extérieur nous sont révélés par la vivacité de nos sentiments cela signifie-t-il pour autant que les images de nos affects soient le signe de la réalité ? Et quen est-il, tout particulièrement, dans le domaine de lart ?
Que vaut la peinture des passions ? Lexercice de la représentation ? Pour Pascal, il importe avant tout dinstruire et dédifier ! La virtuosité coloriste dun Michel-Ange nous égare. Inutile également : les scènes de genre, les ripailles, les bamboches, les pièces de fleurs ou de collation. « Quelle vanité que la peinture qui attire ladmiration par la ressemblance des choses dont on nadmire point les originaux. » Pascal, Pensées. La gravité simpose. Dénonçons les multiples formes du divertissement...
Autrement dit ce que nous mettons en image, le savant agencement de nos passions nous donne-t-il accès, de droit, au sens latent des choses ?
Nous constatons que nôtre âme est très souvent envahie par le flux des images. Il nen reste pas moins que la puissance de les fabriquer nous appartient. Doù lintérêt de reconsidérer notre rapport premier aux visages, ces miroirs de lâme. Comment donc déchiffrer dans cette célébration ininterrompue de lhomme et du monde (qui va de lAntiquité à la Renaissance) ce quest le regard Est-il le révélateur privilégié de notre présence au monde, lémanation la plus profonde de lâme ?
Planche de la Margarita philosophica de Gregor Reisch.
Ce qui est mis en uvre dans limagination. 1504.
La véritable difficulté nest-elle pas de distinguer ce qui dans un visage relève de la nature et ce que nous y avons institué ?*
Est-il, en effet, légitime de poser une équivalence entre rectitude des traits et droiture morale ? Pourquoi la physiognomonie, science du visage, a-t-elle été aussi souvent abandonnée que reprise ?
Les musées de cire et les graveurs de planches anatomiques se sont épuisés à savoir ce que le regard signifie. Nous sommes, inéluctablement, pris dans le réseau de signes plus ou moins ambigus que nous produisons en hochant la tête, en entrouvrant la bouche, en plissant les paupières Plus, nous pouvons contrefaire et trahir, prendre le masque du sérieux ou lennui. Le refoulement des émotions sapprend. Le visage résiste. Une nomenclature des passions peut-elle alors, totalement, le mettre à nu ? Le cadastrer ?
Avec Le Brun, une typologie des passions se met en place. Des classes de caractères sont élaborées, une naturalisation des émotions se dessine. Lexpression des passions réside dit-il « dans le changement des muscles ». Le visage est en quelque sorte prévisible. Il suffira de décrire attentivement les fibres musculaires et leur tonus.
Lart du portrait, au XVIIe, en fixant pour la postérité les singularités dun visage, nous invitera à prendre lexacte mesure dun individu. Ce déchiffrement est toutefois assez compliqué car lanimalité vient parfois sinfiltrer dans le visage humain. Inversement, il arrive aussi quun trait dhumanité se déploie dans un il animal.
Voir le tableau de Poussin, Tancrède et Hermine.
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On pourra également se reporter à la conférence donnée, en 1668, à lAcadémie Royale de peinture, par Ch. Le Brun. Consulter le document proposé en annexe « Dessiner les passions ».
Reste maintenant à définir la singularité et limpact de la pensée cartésienne. Pour Descartes, seul le mécanisme des esprits animaux peut nous permettre de saisir la spécificité des passions.
Les passions et les émotions font et défont notre visage, altèrent ou vivifient nos gestes. Celles-ci nous échappent-elles ? Est-ce illusion que de vouloir sen rendre maître?
Le problème peut être posé de la manière suivante : ou bien nous considérons, que lhomme est encore le jouet de forces obscures (livré à la Fortune, aux Dieux, à la puissance de son imagination ) ou bien nous estimons que cest précisément à travers lusage que nous faisons de nos passions que se déploie notre liberté.
« Je me considérai premièrement comme ayant un visage, des mains, des bras et toute cette machine composée dos et de chair telle quelle paraît en un cadavre laquelle je désignai du nom de corps. » Descartes, Méditations.
Cest précisément la machinerie sensitive, qui dans sa totalité, exprime le cours de nos passions.
Glande pinéale et esprits animaux (cf. Traité de lhomme, 1664).
Descartes examine, dans Les passions de lâme, six passions primitives (ladmiration,* lamour et la haine, le désir, la joie et la tristesse) puis un ensemble de passions composées (une quarantaine).
Exemples : la jalousie, mixte de désir et de haine ; lenvie, une tristesse mêlée de haine ; la pitié, une tristesse mêlée damour.
*Ladmiration occupe une place particulière car cest la seule passion qui ne provoque pas de changement physiologique ni dans le cur ni dans le sang.
Dans cet ouvrage de 1649, Descartes na pas « expliqué les passions en orateur, ni même en philosophe moral mais seulement en physicien ».
Pour Descartes, les passions sont naturelles. Elles invitent et disposent lâme à vouloir les choses du corps ; tout ce que la nature nous fait considérer comme utile. Nous pouvons, dautre part, déterminer lorigine et le siège des passions.
Toutes les passions, nous dit Descartes, ont leur origine dans un objet perçu. Celles-ci « sont principalement causées par les esprits qui sont contenus dans les cavités du cerveau, en tant quils prennent leurs cours vers les nerfs qui servent à élargir et à rétrécir les orifices du cur, ou à pousser directement vers lui le sang qui est dans les autres parties ou en quelque autre façon que ce soit à entretenir la même passion ». Traité des passions.
Au centre de ce cerveau, se trouve une glande extrêmement petite, dune grande mobilité. Il sagit de la glande pinéale (siège du sens commun et de limagination). Remarque importante : le cours des esprits peut modifier les mouvements de cette glande et réciproquement.
Rappel : je suis, dit Descartes, un composé de deux substances, cest-à-dire à la fois une chose pensante et chose étendue (qui peut faire lobjet de telle ou telle mesure). Deux substances bien distinctes mais non séparées. Lunion de lâme et du corps doit donc être très soigneusement prise en compte.
Dans lexposé de Descartes, plusieurs points sont à retenir :
Il existe des parties du sang, plus vives et plus subtiles. Lorsquelles pénètrent jusquau cerveau, « elles ny servent pas seulement à nourrir et entretenir sa substance, mais principalement aussi à y produire un certain vent très subtil, ou plutôt une flamme très vive et très pure, quon nomme les Esprits animaux. Car il faut savoir que les artères qui les apportent du cur, après sêtre divisées en une infinité de petites branches, et avoir composé ces petits tissus, qui sont étendus comme des tapisseries au fond des concavités du cerveau, se rassemblent autour dune certaine petite glande, située environ le milieu de la substance de ce cerveau, tout à lentrée de ses concavités ; et ont en cet endroit un grand nombre de petits trous, par où les plus subtiles parties du sang quelles contiennent se peuvent écouler dans cette glande, mais qui sont si étroits, quils ne donnent aucun passage aux plus grossières.
[ ] Or à mesure que ces esprits entrent ainsi dans les concavités du cerveau, ils passent de là dans les pores de sa substance, et de ces pores dans les nerfs ; où selon quils entrent, ou même seulement quils tendent à entrer, plus ou moins dans les uns que dans les autres, ils ont la force de changer la figure des muscles en qui ces nerfs sont insérés, et par ce moyen de faire mouvoir tous les membres. » Traité de lhomme.
Labondance, la grosseur et lagitation et la distribution de ces esprits font naître en nous lhumeur joyeuse, triste ou colérique. Tout ce que notre âme perçoit provient du corps. Les passions sont donc explicables par les seules lois de la mécanique nerveuse.
On notera que Descartes opère, pour ladmiration, un renversement de statut dune grande importance.
Un premier constat : on admire, par tradition, les effets de la Providence divine. Et, lémerveillement devant la nature induit une pédagogie de lattention. Nous sommes astreints à déchiffrer un ensemble de signes, une symbolique.
Noublions pas non plus que létonnement est, par tradition, très lié à ladmiration. Ce dernier, on le sait depuis Socrate, dispose tout particulièrement à lactivité philosophique. Notre capacité à nous étonner doit nous permettre dinterroger les choses extérieures et daccéder, via la dialectique, à la contemplation.
Mais, létonnement tel quil est défini par Platon peut-être teinté de stupeur, de fascination. On se souvient que Ménon a été très momentanément médusé, tétanisé par le questionnement de Socrate !
Or chez Descartes, si ladmiration peut produire létonnement cest bien plutôt au sens de surprise, de rappel à soi. Nous navons pas à nous étonner de tout (comme « ceux qui sont aveuglément curieux, cest-à-dire qui recherchent les raretés seulement pour les admirer et non point pour les connaître ») mais bien plutôt à nous trouver dans un état douverture admirative aux choses, démerveillement intellectuel.
A nous, pour ce faire, de prendre soin de nos pensées, den avoir la plus totale maîtrise.
Cest en canalisant, en orientant le mouvement des esprits animaux que nous pouvons avoir une véritable emprise sur nos passions.
Chez Descartes, ce rapport à laffectivité est des plus concrets. En sinterrogeant sur ce que nous pouvons réellement faire, Descartes nous engage à ordonner notre existence ; à faire pleinement lexercice de notre liberté. Notre tâche principale est de donner forme à notre présent. Par voie de conséquence, nous navons pas à nous laisser subjuguer, abuser par les figures de la mort.
Cette mort, Descartes la rencontrée dans ses pérégrinations. Omniprésente, dans les guerres. Parmi celles-ci, la guerre de Trente ans (1618-1648). Partout, de la violence et des désastres. Mille souffrances et très peu de remèdes. Pour soi et pour les autres, la mort est le quotidien. On ira même jusquà conseiller de ne pas sattacher trop aux enfants !
Mais la vraie difficulté nest pas de mourir mais bien plutôt de savoir ce que nous pouvons faire de cette pensée, de cette fréquentation et de cette hantise de la mort.
Trois grandes réponses nous sont données.
Celle de Descartes, ci-dessus exposée.
Celle des humanistes qui sappuieront sur la pensée stoïcienne (et notamment sur celle de Sénèque) ou sur la pensée épicurienne. On retrouve, ici, Montaigne fin plagiaire par endroits.
Celle des spiritualistes chrétiens qui chercheront à intégrer dans la vie ordinaire quelque chose qui soit déjà une mort. Leur attachement à la mort est vécu comme une consumation ; une volonté de retourner la mort contre elle-même. Lamour représente lacte de consumation le plus haut. Il se doit d être une mort à luvre. Cet amour est à définir comme capacité de se porter vers son semblable, de laimer plus que soi- même, plus que sa chair. La consumation la plus totale seffectuera alors dans lamour divin. Véritable déperdition de soi. Lobjectif est de « mourir à soi-même » dans lamour éperdu de Dieu. Autrement dit, il convient de se détacher de soi pour sattacher à Dieu. On retrouve, là, un oratorien le Père F.Senault qui dans un ouvrage, De lusage des passions (publié en 1641), fait de l'amour la passion première. Amour pouvant dans une perspective mystique aller jusquà lextase. Amour qui na jamais de repos, toujours inquiet de ce quil aime. Toujours agissant car sollicité par nos désirs. Lamour nest donc pas lindice dune possession mais dune espérance. Amour de bienveillance et délection. Amour entièrement habité par lespoir que les choses bonnes nous soient permises. Espoir de pouvoir simplement aimer le Christ, de vivre en lui plus quen soi-même. Voie étroite du Jansénisme. Relisons Montherlant.
Nous saisirons, peut-être, alors beaucoup mieux la peinture dun Philippe de Champaigne (1602-1674). Ny a-t-il pas, là, une invitation à faire lapprentissage du plus total dépouillement.
Ph. de Champaigne, Vanité, 1645-1650.
http://www.kfki.hu/~arthp/html/c/champaig/Index.html
http://portroyal.free.fr/histoire_art_litterature.htm
http://mucri.univ-paris1.fr/champaigne1.html