I. pp. 14-15

La voix d’Hugues est forte et jeune, broyée et brûlante. Il lit : Dieu dit : que les eaux s’amassent au-dessous du ciel en un seul lieu pour que paraisse le sec. Et il en fut ainsi. Et Dieu appela le sec : terre, et il appela : mers l’amas des eaux. Et Dieu vit que cela était bon. Troisième jour. Hugues tremble un peu. Èble tend le bras vers la fenêtre qui donne sur l’embouchure, il dit : « Nous en sommes au deuxième jour. La terre et les eaux ne sont pas démêlées. Le Tohu et le Bohu qui sont là-dessous, nous allons en faire quelque chose sur quoi on peut mettre le pied. Saint Georges doit pouvoir y chevaucher et les vaches y brouter. Je veux dans un an y planter ma crosse et la faire tenir sans que les grandes gueules d’en bas ne l’avalent. » De nouveau les mouettes. Puis on chante les psaumes.

 

 

II. p. 45 

Le petit moine noiraud, Théodelin, voit. Il voit le grand écuyer clair qui a le même âge que lui, et sous cette clarté, le feu. Ils montent la colline, le sentier maintenant est large comme une allée, sous les chênes qui verdissent. Plus de pelisses,les velours et les draps, l’écarlate et l’azur, le gris de perle, dansant tout contre le fantastique noir bénédictin. Là-haut ils chantent. Le monastère, dit Gaubert, sera dédié à saint Pierre, patron de Cluny. Saint Pierre régnera sur le lit nuptial d’Emma.

 

III. pp. 61-62

Il arrive aussi depuis toujours à Théodelin de disparaître quelque temps, il cède les clés au prieur, il monte dans une barque et pousse vers l’aval, les moines sont habitués et ne commentent pas. Ils savent à peu près où il va, c’est l’époque, il fait une retraite au désert : en l’occurrence dans l’île la plus orientale de la baie, un îlot plutôt, qui dresse vers la mer une proue abrupte et déchiquetée, mais dont la poupe se résout en une longue pente de sable où l’on aborde, l’île de Grues. Il n’y a pas d’âmes, peu d’arbres, le vent y passe et s’engouffre dans la vallée du Lay. En hiver, comme maintenant, les marais disparaissent sous la droite mer – sauf, juste en face au sud et presque à portée de voix, les terres gagnées de l’autre île orientale, l’autre abbaye du golfe, Saint-Michel-en-l’Herm. Dans l’île haute, au milieu d’un chaos de rochers, Théodelin s’est construit un toit de planches et un lit de sable d’où il entend la mer et le vent et n’en souffre pas. La mer est comme les sables d’Egypte. Le désert il est vrai, les macérations de Jérome et de Martin, Théodelin n’y croit plus vraiment et cela l’ennuie ; en revanche il sait que dans cette solitude venteuse la parole se recrée, trouve son centre et son point d’appui, pour au retour trancher net parmi les bavardages des moines, appliquer à toutes ces petites monades emplies de vent la grande gifle de la Monade universelle. C’est là qu’il va ce mois de novembre avec, dans sa bouche ou dans une petite poche de cuir selon l’humeur, la dent de Jean-Baptiste.