PRODUIRE
DES IMAGES SAISIR
L’OPACITE ETRE TENU
A LA TRANSPARENCE |
I. QUELQUES REPERAGES
1839. Invention de
la photographie par Niepce et Daguerre.
Nous
tenterons, ici, de montrer que le chemin qui va des images fixes (ex. les
"instantanés" de la Salpêtrière) aux images animées actuelles est
particulièrement accidenté, voire risqué.
Il
va du collodion humide utilisé de 1850 à 1895 à l’emploi du gélatino-bromure.
Il passe par le cinématographe ou la création de nouveaux instruments de
précision.
Ce
sera le fusil photographique,à un seul objectif, mis au point par le physiologiste
Jules Marey nécessaire à l’analyse du mouvement animal ; chronophotographie
d’un cheval au galop, pigeon en plein vol.
Ce
sera l’appareil photographique de Londe, à 9 puis à
12 objectifs, permettant de sélectionner telle ou telle phase des pathologies
nerveuses.
Modèles usuels
C’est,
aujourd’hui, l’injonction biométrique.
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Le fond de l’air effraie |
Doigt idoine |
On
s’interrogera, tout d’abord, sur les interactions entre la photographie et la
neurologie clinique. Comment, en effet, inventorier les symptômes de l’hystérie ou de l’épilepsie…Que porte le jeu des
regards ?
En
1862, Duchenne de Boulogne ouvre la voie à toutes les expérimentations. Son
ouvrage, Mécanisme de la physionomie
humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions en témoigne.
Duchenne de Boulogne. Expérience 1862
Les
travaux photographiques de Régnard mais aussi ceux de
Bourneville, collaborateur de Jean-Martin
Charcot (1825-1893), médecin aliéniste, à la Salpêtrière méritent examen. La
grande traque (scientifique) des correspondances entre la matérialité anatomique
et les symptômes pathologiques commence.
De
1876 à 1880, les photographies de Bourneville
prennent place dans L’iconographie de la
Salpêtrière.
Bourneville
parti à Bicêtre, le photographe Albert Londe (à la
Salpêtrière depuis 1822), joue un rôle important dans la parution, en 1888, de La nouvelle iconographie puis, en 1893,
avec la publication de La photographie
médicale.
Albert
Londe, directeur du Service photographique de la
Salpêtrière n’hésitera pas à dire que « La plaque photographique est la
vraie rétine du savant ».
La
question posée en introduction dans La
nouvelle iconographie est, à sa manière, une réponse déjà tranchée :
« la photographie d’un paralysé ou d’une hystérique, n’en dit-elle pas
plus long à l’esprit qu’une description, si analytique qu’elle
soit ? ».
L’hystérie devient un matériau d’étude
de premier plan. Objet de mises en
scène minutieuses, les crises hystériques seront ensuite, sous forme de schémas, codifiées graphiquement par
Paul Richer.
Quatre
grands moments
A
noter, la publication en 1887 par Charcot et Richer d’un ouvrage : Les démoniaques dans l’art. L’analyse
des œuvres d’art visera alors à démontrer que les mêmes symptômes s’inscrivent
dans la durée.
Reste à connaître sous quelle trame s’enracine le point de vue de celui qui saisit.
* Nous renvoyons, ici, au remarquable travail de G. Didi-Huberman :
Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière,
Ed.Macula, 1982.
1895. Découverte des rayons X par Röntgen
« En
1895, les recherches sur les rayons cathodiques, qui devaient donc, deux années
plus tard, conduire à l’importante découverte de l’électron, se
multiplient : on trouve des tubes à gaz raréfié dans les laboratoires de
physique du monde entier. Cette année là, en Allemagne, le physicien Wilhelm Conrad Röntgen entreprend lui aussi, naturellement,
des recherches. Le 8 novembre, il fait passer une démarche électrique à
l’intérieur d’un tube de Crooks entouré de papier
noir. A sa grande surprise, un écran couvert de platino-cyanure
de baryum, placé au voisinage, présente une nette fluorescence. Il ne s’agit
pas là de rayons cathodiques, puisque ces rayons traversent le verre, mais de
rayons d’une autre nature. Lorsque Röntgen place sa main entre le tube et
l’écran, à sa grande surprise, il voit apparaître le squelette de ses doigts et
la trace des tissus mous de sa propre main. Le 22 décembre 1895, il réalise,
par une photographie qui restera célèbre : celle de la main de sa
femme. »
Monique
Sicard, L’année 1895, l’image écartelée
entre voir et savoir. Les Empêcheurs de penser en rond, 1994.
Vue précieuse
(Main de Mme Röntgen)
II. LA MISE EN IMAGES DE L’HYSTERIE
Objectif
des aliénistes : saisir dans ses moindres retraits les différentes formes
de la douleur hystérique. L’exhiber et l’agencer.
L’entreprise
réussira. La Salpêtrière, en effet,
nous apparaît aujourd’hui historiquement,comme un des
hauts lieux de la visibilité médicale. Mais aussi comme le grand trou noir
(asilaire et politique) du féminin.
Dans
cette population de 4 à 5000 femmes, ce qui sera réservé aux seules
hystériques, d’une certaine manière, fait écran aux autres maux
incurables : indigence, débauche, criminalité, démence…vieillesse…
La Salpêtrière
NB.
C’est seulement en 1881 que le mode de « consultation externe »
permet aux hommes d’entrer à la Salpêtrière. La première photographie d’un
hystérique date de 1888.
La
contrainte par corps – celle d’Esquirol, pour mémoire – cherche de nouveaux
appuis, de nouveaux traitements.
Duchenne
de Boulogne, en 1862, n’avait-il pas déjà essayé de trouver la véritable
« orthographe de l’expression des passions » en s’appuyant sur de
nombreuses expériences
d’électrophysiologie.
Le
corps va devenir contraint, enfermé, enchaîné dans ses propres images et si
possible les plus spectaculaires. Il suffira d’ordonner la visibilité des
scènes hystériques, de la démultiplier, jusqu’au vertige, dans un grand capital
institutionnel d’images ; celui des maladies nerveuses.
Ce
sera L’iconographie photographique de la
Salpêtrière.
Ne
s’agit-il pas de tout mettre en œuvre pour relier
voir et savoir. Faire en sorte que nous soyons surexposés au regard
clinique, pris dans les rets d’une visibilité savante.
Un postulat guide cette démarche :
il existe une correspondance étroite entre le pathologique et l’anatomique. Les
différents traits de la vie peuvent donc être classifiés puisqu’ils se déplient
avec régularité dans le physiologique.
La
méthode anatomo-clinique
de Charcot servira de credo. Encore ne faut-il pas oublier qu’elle n’a pu
se déployer qu’à partir d’un certain nombre de services.
« Lorsqu’il
inaugura sa fameuse « chaire de clinique des maladies du système
nerveux » (qui existe encore), Charcot ne négligea pas de souligner
lui-même la cohérence épistémologique et pratique d’une fabrique d’images avec son triple projet, scientifique,
thérapeutique et pédagogique : « Tout cela forme un ensemble dont les
parties s’enchaînent logiquement et que viennent compléter d’autres services
connexes. Nous possédons un musée anatomo-pathologique auquel
sont annexés un atelier de moulage et
de photographie ; un laboratoire d’anatomie et de physiologie pathologique bien aménagé
(…) ; un cabinet d’ophtalmologie,
complément obligatoire d’un Institut neuropathologique ;
l’amphithéâtre d’enseignement dans
lequel j’ai l’honneur de vous recevoir et qui est pourvu, vous le voyez, de
tous les appareils modernes de démonstration ». La Salpêtrière disposait de bains électrostatiques,
machines Holtz-Carré, rhéophores
(machines d’induction).
La
question du temps de pose ne pouvait
être éludée. Bien au contraire. « On sait que le premier modèle à poser
pour un photographe était resté immobile devant l’objectif huit heures
entières, et c’était, Dieu merci pour elle, une nature déjà morte.[…] Il
fallait donc trancher dans la durée,
toujours excessive, de la pose […] à renfort de guillotines, obturateurs
circulaires plus rapides, calcul du « temps utile » de pose (qui
réduit le « temps total »), clin d’œil des lamelles, sursensibilités exquises de pellicules toujours plus
impressionnables, flashes magnésiques, -- tout fut bon pour le réduire, ce
temps, ce véritable temps de gêne. » G. Didi-Huberman,
Ibid. P.105.
Ajoutons
que ce qui vaut, pour la photographie psychiatrique vaut pour la photographie
judiciaire. L’anthropologie criminelle
naît avec le signalement. L’efficacité des identifications requiert, en effet,
une uniformisation des séances de mesures. Bertillon se servira d’une
« chaise de pose assurant mécaniquement l’uniformité de la réduction entre
les photographies de face et celles de profil ».
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Auguste Bertillon 1853-1914 |
Photos de Bertillon
1885 |
Laboratoire de Bertillon vers 1890 |
Voir,
pour approfondissement, le texte en annexe : Technique de la photographie
judiciaire.
Chaque
fiche anthropométrique comportait les mensurations du détenu (taille, largeur
du crâne, dimensions du nez, des oreilles* et de tous les doigts, couleurs des
yeux, signes particuliers…). Fiche qui sera établie jusqu’en 1970.
Pour
mémoire, le carnet anthropométrique a été utilisé en Allemagne de 1912 à 1939.
Voici
ce qu’écrivait Bertillon à propos de l’oreille :
« l'oreille, grâce à ces multiples vallons et collines qui la
sillonnent, est le facteur le plus important au point de vue de
l'identification. Immuable dans sa forme depuis la naissance, réfractaire aux
influences de milieu et d'éducation, cet organe reste, durant la vie entière,
comme le legs intangible de l'hérédité et de la vie intra-utérine ».
Infortune de la photographie.
L’art
du portrait semble donc promis à toutes les réussites. Ne permet-il pas, sous le regard du clinicien, d’interroger
dans un souci étiologique la disposition hystérique ? Or force est de
constater que c’est précisément la surcharge causale qui vient, bien souvent,
brouiller les territoires de la maladie. Trop de causes s’entremêlent et s’annulent.
Déchiffrement d’autant plus complexe que l’hystérie peut imiter l’épilepsie, se
revêtir du mensonge, affabuler ; se théâtraliser. Comment alors mener à
bien ce grand travail de classification ?
On
sait que Charcot essaiera (sans succès) de trouver un siège des lésions,
d’éclairer le syndrome par des localisations cérébrales, des bases organiques.
A
noter, enfin, cette épuration dans le
descriptif des attaques (travail mené par Charcot et Richer).
Quatre grandes périodes sont
distinguées :
« l’épileptoïde, qui
mime ou « reproduit » un accès épileptique standard ; le clownisme*, qui
est la phase des contorsions ou des dits « mouvements illogiques » ;
les « poses plastiques »
ou « attitudes passionnelles » ; le délire enfin, le délire dit terminal :
c’est la pénible phase lors de laquelle les hystériques « se mettent
à parler », c’est en tout cas à cette phase que l’on essayait d’arrêter
l’attaque, par tous les moyens ». G. Didi-Huberman, Ibid.
P.113.
*Beaucoup
moins photographiés.
Figure
du clownisme : l’arc de cercle, (ou corps impossible)
définit par Freud comme « déni énergique, par une innervation antagoniste,
d’une posture corporelle appropriée au commerce sexuel ».
Assez
vite, la suggestion hypnotique aidera
à ce déchiffrement du corps et de ses affects. Elle permet, à volonté, de
réordonner, de recombiner les différents moments de la saisie iconographique.
L’hypnose devient l’art de redéployer les atteintes hystériques.
Certaines
substances médicamenteuses joueront également un rôle non négligeable :
éther, nitrite d’amyle, bromures…
III. LE FACIES : CE QUI CONDENSE ET RESUME
Les marques emblématiques du crime et de la maladie.
De
Lombroso à Bertillon, de Galton à Charcot une
nouvelle emprise scientifique se dessine : il ne s’agit plus de
faire collection de traits particuliers mais de mettre à jour selon l’expression
de Didi-Huberman « des probabilités
figuratives » ; de visualiser des tendances ; de discerner ce
qui relie les apparences et le caractère ; d’indexer l’ensemble des
troubles et des déviances.
La recherche de stigmates
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Lombroso 1835-1909 Portraits de Criminelles Allemandes |
Lombroso Crânes de criminelles Atlas, 1878 |
Lombroso,
L’homme criminel, 1887. Ouvrage
consacré à l’atavisme criminel, aux antécédents, et dans lequel l’auteur
distingue l’homme criminel, le criminel par occasion, le fou moral,
l’épileptique.
Lombroso y recense plusieurs traits marquants : fossette occipitale démesurée, hypertrophie du vermis…
(région médiane
du cervelet).
Lombroso, La femme criminelle et la prostituée,
1895.
«
Nous avons dû prouver que la femme est intellectuellement et physiquement un
homme arrêté dans son développement ». Conclusion à laquelle parvient Cesare
Lombroso au terme de cet ouvrage. Que dire alors de la femme lorsque celle-ci,
de surcroît, est criminelle et prostituée !
Les
travaux de Lombroso sont l’objet de nombreuses controverses. Gabriel Tarde,
Alexandre Lacassagne s’opposent à la conception biologique de la criminalité
pour accorder un rôle déterminant au milieu social.
Pour
Lacassagne et l’école criminologique lyonnaise, « le milieu social est le
bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le
criminel. », l’agent pathogène à éradiquer.
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Galton 1822-1911 |
Photo composite 1894 |
« Déterminer
le facies propre à chaque maladie, à chaque
affection, le mettre sous les yeux de tous, voilà ce que peut faire la
photographie. Dans certains cas douteux ou peu connus, la comparaison
d’épreuves prises dans divers endroits ou à des époques éloignées permettra de
s’assurer de l’identité de la maladie chez les différents sujets qu’on n’a pas
eu sous la main en même temps. Ce travail a été fait avec plein succès par
M.Charcot, et le facies propre à telle ou telle
affection des centres nerveux est maintenant bien connu. Avec ces épreuves
ainsi obtenues, il serait facile de répéter l’expérience de Galton et d’obtenir
par superposition une épreuve composite donnant un type dans lequel les
variations individuelles disparaîtront pour laisser en lumière les
modifications communes ».
Albert
Londe, La
photographie médicale, 1889.
Fabrication de l’image composite.
Celle-ci
est obtenue par surimpressions de plusieurs plaques photographiques. Le but
poursuivi par Galton étant de faire apparaître les traits propres à chaque
catégorie de criminels. Son procédé est décrit de la manière suivante :
Galton « perça les yeux de chaque image avec une épingle, pour aligner le
plus précisément possible les contours des visages. Il procéda ensuite à la
projection d’« une série de portraits, l’un après l’autre, sur la même
plaque photographique sensibilisée ». Chaque portrait fut ainsi rephotographié sur la même plaque, en accélérant le temps
de prise de vue habituel. Galton s’attendait à ce que ces « portraits
composites » révèlent un « criminel type » aux traits
plus nets que ceux purement individuels. Il alla jusqu’à suggérer que les
traits les plus courants - donc les plus importants - se trouveraient au
centre de l’image, et les simples particularités individuelles repoussées
aux marges...».
Niel
Davie, Le Monde
diplomatique, Décembre 2002.
Tâche
où intervenait la statistique visuelle et donc aussi exténuante qu’impossible.
Ce que reconnaît Galton en 1878.
En
1875, Scotland Yard disposait d’un fichier de 150000 criminels. Fichier limité
en 1876 aux seuls récidivistes (8000).