DISPOSER DES FRUITS DE SON EXPÉRIENCE ET TRANSMETTRE LES RÉSULTATS D'UNE EXPÉRIENCE |
Ce mot a un double sens. L’expérience désigne
:
a) un savoir intériorisé et – autant que faire se peut– individuellement maîtrisé (ce qui permet de penser et d’orienter sa vie)
b) l’essai, l’expérimentation (ce qui constitue un moment de la démarche scientifique).
Mais si les résultats de cette expérimentation possèdent un caractère élaboré et objectif et sont, par voie de conséquence, transmissibles, que peut-on attendre du savoir patiemment gagné sur soi-même? Peut-il se réduire à un ensemble de maximes et de recettes pratiques? Peut-il être entièrement circonscrit et partagé? Qu’en est-il de l’expérience intérieure? Quel rôle accorder à l’expérience sensible, concrète? L’expérience, enfin, sert-elle de guide à nos actions?
La sagesse est intransmissible. Expérience est un mot trompeur. Il signifie tantôt un essai organisé artificiellement pour vérifier une hypothèse –, tantôt le savoir accumulé au fil des ans – c’est-à-dire sagesse. Les allemands ont deux mots pour cela : Experiment et Erfahrung. Or si les résultats d’une expérimentation peuvent facilement se communiquer, rien ne permet de faire profiter un autre de la vision et de la pratique des choses et des gens, acquises en toute vie. Cette vision, cette pratique formulée en des termes toujours insuffisants, feront hausser les épaules des jeunes qui ne sauraient qu’en faire, alors même qu’ils le voudraient. Si les gens d’expérience (Erfahrung) cèdent si souvent à l’envie de donner des conseils, c’est que, trompés par l’homonymie, ils croient détenir les résultats d’un certain nombre d’expériences (Experiment). En vérité, ils confondent deux niveaux de connaissance, l’un profond, obscur, tout mêlé au cœur, aux nerfs, au sexe, l’autre abstrait, cérébral, léger, portatif.
Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977.
I. L’expérience comme source de connaissance
La découverte du monde et de soi-même ne renvoie pas à la seule somme des expériences passées.
« Ce n’est pas assez de compter les expériences, il les faut peser et assortir ; et les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu’elles portent ». Montaigne, Essais.
Que serait l’homme s’il devait constamment re-produire l’expérience de ses prédécesseurs… Sa vie deviendrait insipide et le temps dont il dispose foncièrement insuffisant. L’homme étant par nature conduit à s’inventer soi-même se trouve toujours en face de situations nouvelles. Comment peut-il y répondre? Doit-il compter sur son expérience strictement personnelle?
L’expérience n’est pas réductible au vécu, à ce qui est ressenti. Elle désigne des apprentissages, des tours de pensée ; une capacité à s’adapter ; des compétences.
Nos habitudes pratiques ne se développent qu’en liaison avec nos propres ressources théoriques.
L’art des raisonnements nous permet d’organiser nos pensées, de conduire notre vie. Notre intelligence pratique et notre mémoire sont ainsi quotidiennement sollicitées. Nous connaissons un certain nombre de choses "par expérience". Ceci signifie que celles-ci nous engagent personnellement ( qu'une certaine maîtrise de soi est requise).
Il importe de bien prendre en compte la diversité même des faits. Ceux-ci peuvent être psychologiques, historiques, physiques…biologiques… Existe-t-il cependant un lien évident entre le monde des choses (celui des phénomènes) et le monde de la raison ? Comment ces faits sont-ils communément appréhendés?
Problème : Pourquoi la raison, est-elle engagée dans un exercice continuel de déchiffrement ? Et, en quoi consiste ce travail de rationalisation ?
L’évidence du fait
Nous sommes, ici, dans le domaine de l’expérience quotidienne habituellement circonscrite à nos propres perceptions. Domaine que nous estimons bien connaître ! Compte tenu de cette immédiateté sensible (de cette prégnance sensorielle) toute explication des faits est considérée comme généralement inutile, superflue.
Pour l’opinion, les faits sont bruts, spontanés. Ils s’imposent à nous et nous donnent le réel d’emblée ; de manière directe. Ce qui " saute aux yeux " interdit tout détour. Le visible va de soi ! La lisibilité de ces faits est manifeste. L’enregistrement de ces faits s’effectue de manière immédiate, naturelle et se suffit à lui-même. Mais ce réalisme du fait reste quelque peu naïf.
Au-delà des expériences personnelles et par définition subjectives, force est de constater que nous prenons souvent appui sur des connaissances constituées et reconnues : c’est-à-dire qui ont fait l’objet d’un consensus, d’un accord ; qui ont été validées de manière objective. L’attitude scientifique ne consiste-t-elle pas, en effet, à prendre de la distance à l’égard des faits bruts (à ce qui s’impose à nous ordinairement et spontanément).
Interroger le réel, tenter de le saisir, c’est entreprendre un certain nombre d’investigations, de recherches. Encore faut-il les relier, leur donner une unité ; les systématiser de manière théorique. En ce sens, les constructions de la raison visent, dès lors, à déchiffrer la complexité même du réel ; les liens de cause à effet ; les lois qui régissent les phénomènes.
Le réel comme objet de démonstration
Toute connaissance scientifique requiert une démarche discursive. Et, le fait ne peut devenir problématique (poser question) que lorsqu’il s’inscrit dans un cadre intellectuel précis (renvoie aux préoccupations d’une communauté scientifique).
La science procède par abstraction, unifie sous un même concept des traits singuliers. La connaissance des déterminismes (l’énoncé des lois – des relations permanentes – qui gouvernent les phénomènes) nous permet, par conséquent, de mettre en œuvre un travail de prévision, d’anticipation.
Mais pour nous défaire du poids des mentalités, nous affranchir des représentations antérieures, ne faut-il pas (au préalable) nous engager dans de nouvelles expérimentations ?
Le test de l’expérience apparaît comme décisif : probant. Le but de l’expérimentation consiste à décider de la fiabilité d’une hypothèse. D’où la nécessité de définir avec la plus grande rigueur tel ou tel protocole expérimental. L’expérience est, ici, avant tout orientée par l’hypothèse et soumise à vérification. En raison de son interaction continuelle avec l’expérience, l’hypothèse apparaît comme un outil provisoire, révisable. Le rôle de l’hypothèse doit permettre d’ouvrir de nouvelles voies. C’est là son pouvoir heuristique (son efficacité et sa fécondité).
C’est en définissant de nouvelles procédures expérimentales, en faisant appel à d’autres montages techniques que nous pouvons découvrir et, par là même, procéder à des remises en question. Observer, sollicite constamment notre pouvoir d’abstraction et d’analyse. Et, c’est précisément grâce à des dispositifs théoriques que se font et se défont des hypothèses. Le fait est systématiquement provoqué, interrogé et instruit. Ce travail d’élucidation et d’objectivation se nourrit de tâtonnements et de rectifications. Les faits peuvent parfois se contredire. Pas de vérités immuables donc. Les théories ne s’édifient que sur des remaniements (des erreurs corrigées), des crises successives, des ruptures avec des manières de voir et de penser.
Conclusion : nous expérimentons avec notre raison. Nous sommes constamment assignés à construire de nouveaux modes de conceptualisation. Scientifiquement, il s’agit de mesurer des rapports constants entre des phénomènes, d’établir des lois et de les regrouper (grâce à la théorie) sous l’unité d’un principe explicatif.
Objectif : exprimer l’ordre même de la nécessité (un ordre qui ne saurait être confondu avec l’ordre de la règle, de l'obligation dans le domaine moral, ce que l’homme se prescrit à lui même).
Exercices :
1. Pourquoi dit-on que l’expérience est une lanterne qui se porte dans le dos mais qui n’éclaire que le chemin parcouru?
[…] s’il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu’elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme.
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865.
2. L’expérimentation sur les animaux doit-elle avoir des limites? Quelles règles instaurées dans le domaine bioéthique?