LE FAIT RELIGIEUX

 


La religion est l’une des grandes composantes de l’humanité. On ne peut la séparer de l’origine et du développement des cultures. Il ne s’agit pas, ici, de recenser les différents courants religieux mais de s’interroger sur les fondements du fait religieux lui-même. Qu’elle est sa nature et sa finalité ? Quel sens philosophique peut-il recevoir ?


I. Rapport de l’homme avec le sacré

a) Croyances et pratiques


Par croyance, il faut entendre tout assentiment à des affirmations non démontrées ou dont les fondements nous échappent. Dans la religion, le rapport avec un ordre transcendant et absolu détermine certaines conduites, vise au dépassement de la réalité ordinaire et de soi-même. Dans sa diversité¹, le fait religieux revêt une dimension universelle .C’est un fait social : un système de croyances et de pratiques codifiées qui lient moralement dans le temps et dans l’espace une même communauté. La religion est un ensemble de croyances et de pratiques cultuelles.
Ces représentations génèrent le sentiment du sacré : sentiment où se mêlent le respect, la vénération, la crainte révérencielle face à l’incommensurable, à l’infinie puissance du divin.

1. Exemples : l’animisme (où la nature est totalement investie par des forces surnaturelles ; les « esprits ») ; le polythéisme ou encore le monothéisme.

Ces croyances peuvent être totémiques² ou peuvent s’appuyer sur l’autorité des dogmes, sur des vérités révélées ; des doctrines se référant à des commandements. Exemples : le Coran, l’Écriture sainte. Citons le dogme du péché originel dans le catholicisme. Mais cette prégnance du dogme ne peut se maintenir qu’en ayant recours à une théologie du sacerdoce, une pratique. Ainsi, par exemple, le pouvoir de l’Église  repose-t-il sur le ministère du pape et des évêques, une hiérarchie cléricale.
2. Certains mythes peuvent être considérés comme des variations de ces croyances sacrées. Le déchiffrement des rituels funéraires en témoigne.

 NB. Le travail de réinterprétation – l’herméneutique – des textes sacrés joue très souvent un rôle capital (ex : les différentes grilles de lecture de l’Ancien Testament).
Les pratiques sont réglées. La religion s’institue à travers la parole des oracles, des devins et des prêtres au cœur d’une architecture appropriée, celle des temples.  L’efficacité de ces pratiques repose sur des cultes, des cérémonies, des rites. Quelques exemples liturgiques : bénédiction, communion, consécration, offrande, sacrifice...
Officielles et instituées ces pratiques visent à maintenir la cohésion du groupe. En effet, le devenir de la communauté morale dépend étroitement de l’observance de ces croyances et de ces pratiques. Par communauté, il faut entendre celle des croyants, des fidèles et des chefs religieux (ex : prêtres, missionnaires, rabbins, imams…
).  

b. Une conscience collective

Conscience impersonnelle, éminemment sociale, cette conscience collective ne saurait correspondre à la somme des consciences individuelles puisqu’elle les façonne. Pour qu’elle puisse se former, il faut nous dit Durkheim « que se produise une synthèse sui generis des consciences particulières […], qui a pour effet de dégager tout un monde de sentiments, d’idées, d’images, qui, une fois nés, obéissent à des lois qui lui sont propres ». En tant que fait social cette conscience collective échappe donc à la conscience de ses agents.

Weber (1864-1920) montrera que certaines croyances et représentations peuvent influer sur le développement de nouvelles formes de production économique. Thèse de Weber dans L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1906 : le dogme calviniste de la prédestination (être sauvé ou damné) et de la grâce (don gratuit de Dieu concourant à éviter le péché) sert le développement du capital, lui permet de se réinvestir. L’avenir est déterminé pour chaque individu. Toutefois chaque homme pourra trouver sur terre les signes mêmes de son élection divine dans un métier et dans son travail. Ce dernier sera dès lors organisé le plus rationnellement possible dans la perspective d’une fin transcendante. La réussite comme accumulation de la richesse est perçue, en ce sens, comme un véritable hommage à Dieu. [note : Calvin 1509-1564]

c) Spécificité du fait religieux

L’opposition entre deux catégories, celle du sacré et du profane, doit être prise en compte. Le sacré désigne le déploiement d’une puissance supérieure en tel ou tel lieu. Le profane est ce qui est dissocié, radicalement à l’écart de la sphère religieuse. Durkheim : « les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ».
Dans, Les formes élémentaires de la vie religieuse,1912, Durkheim définira la religion comme « un ensemble solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale appelée Église ceux qui y adhèrent ». La  religion s’oppose de ce fait à la magie qui, par nature, est toujours « sans église ».

Tout en étant un fait social et collectif, le fait religieux exprime un vécu personnel, une conviction intime. Mais comment saisir ce vécu ? Dans certaines expériences mystiques, celles de l’extase (de la béatitude), nous pouvons parfois avoir accès au divin. Ce qui présuppose très souvent une ascèse, un renoncement aux plaisirs des sens, des mortifications.
De manière plus ordinaire, le sentiment de piété témoigne de cette expérience subjective. Cette piété peut toutefois recevoir un sens plus large. Ne s’agit-il pas de se conformer aux usages afin de respecter (comme dans le monde grec antique) les divinités qui ordonnent la vie de la Cité.

II. Foi et raison.

a) Leurs limites respectives

La foi est à distinguer de la connaissance rationnelle, intellectuelle.

Pascal : «C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce qu’est la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison ».
             «La foi est différente de la preuve : l’une est humaine, l’autre est un don de Dieu ».
Démontrer reste un exercice présomptueux.
La foi est première et la raison toujours seconde. Seule la foi en tant que point d’attache préalable nous achemine vers la preuve. Mettre toujours en avant notre raison, quelle vaine entreprise !

Pascal définit le rôle de la volonté dans le jugement, sépare soigneusement l’agrément de la preuve. Nous devons distinguer :

  1. la dimension affective des causes (ce qui plait)

et

  1. la légitimité de l’entendement.

«Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme qui sont ses deux principales puissances, l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement car on ne devrait jamais consentir qu ‘aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non par la preuve, mais par l’agrément. Cette voie est basse, indigne et étrangère : ainsi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait mériter ». Pascal, Opuscules, De l’esprit géométrique, Section II.

Cette communion intense et intuitive avec le divin est généralement présentée comme ineffable (inexprimable), hors discours, inaccessible à toute justification. Le mystère se rapportant à des vérités révélées, il est par essence ce qui dépasse toute raison humaine. Ce sera dans le christianisme, le mystère de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption...
Pour le théologien allemand Rudolf Otto, le sentiment de la divinité peut être défini comme « numineux », c’est-à-dire pure émotion entraînant la vénération. C’est, un respect religieux qui se caractérise par l’adoration et la crainte.
La singularité d’une telle émotion peut parfois être teintée d’angoisse et de culpabilité comme chez Kierkegaard. On retrouve, chez ce philosophe, l’idée que «  la foi n’a pas besoin de la preuve »  pour s’exercer. Elle doit, au contraire « la regarder comme son ennemie ». A l’univers mondain des preuves s’oppose la ferveur du sentiment. La foi ne s’éprouve que dans l’intensité et la félicité d’un silence intérieur. Opposant la raison et la foi, le doute occupe chez Kierkegaard (1813-1855) une position centrale. A travers l’expérience du péché, il exacerbe le sentiment de culpabilité, il produit dans une conscience déchirée le vertige de l’angoisse (la rédemption est toutefois envisageable car seule la foi fonde l’espérance de salut).

b) Le crédit ou l’absence de crédit accordé aux dogmes

On approfondira la distinction entre religion révélée (ce qui est institué) et la religion naturelle (la connaissance de l’existence de Dieu par la raison, accessible donc en droit à tout homme). C’est par la Révélation (encore appelée lumière surnaturelle) que nous pouvons manifestement saisir la présence de Dieu. Le Mystère divin se donne à lire, indirectement, à travers un certain nombre de signes (miracles, prophéties…). La raison se subordonne à la foi, se met entièrement à son service ; se soumet aux dogmes. La philosophie, en ce sens, devient pour Thomas d’Aquin la « servante de la théologie ». 

La religion naturelle, au contraire, fait prévaloir la lumière naturelle (encore appelée Raison). Les philosophes et tout particulièrement ceux du XVIII ème   font de la raison l’instrument capable de jeter les bases – les principes –  d’une morale universelle.
De la même manière, le déisme s’opposera à l’autorité des dogmes, à la contingence à la fois historique et culturelle des religions. Rousseau s’attachera à montrer dans La profession de foi du vicaire savoyard que l’homme, de manière innée, peut ressentir la présence immanente de Dieu dans la nature humaine. La religion naturelle s’oppose, ici, aux religions révélées.


RELIGIONS RÉVÉLẾES

RELIGION NATURELLE

 

Une lumière surnaturelle éclaire les textes sacrés.

 

 

Les lumières de l’esprit interviennent.

 

Les dogmes (l’ensemble des doctrines) jouent un rôle de tout premier ordre.

 

 

La voix de la nature se fait entendre en nous.

 

Les révélations désignent un rapport transcendant à Dieu.

 

 

Le rapport à Dieu est immanent. Seul importe « ce que dit Dieu au cœur de l’homme »
La voix de la conscience et du jugement sont sollicités.

 

La très grande diversité des cultes s’observe dans toutes les sociétés.

 

 

La religion naturelle ne s’appuie sur aucun culte institué, aucun cérémonial particulier.

 

Les attributs divins sont déterminés.

 

 

Les attributs divins sont indéterminés.

 

Dieu est l’objet d’une projection des passions humaines.

 

 

Inconnaissable par essence, le rapport à l’Etre suprême s’appuie en priorité sur le « culte du cœur toujours uniforme ».

 

Pour se maintenir les cultes requiert que des rituels très codifiés soient suivis.

 

 

Nous sommes seulement engagés vis-à-vis de la loi naturelle. Nous avons le devoir de la respecter.