QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE D’ART ?

IMITATION ET CRÉATION

Mécanosponges

A. Le recours à l’imitation

1.Chez Platon

L’imitation comme copie, simulacre, pouvoir d’illusion nous éloigne du vrai. Cf. texte de Platon, La République.

Pour Platon, la peinture fait partie des arts d’imitation. Elle a pour but d’imiter les apparences. C’est un art illusionniste. Le peintre, sachant contrefaire, est très proche en cela du magicien, du charlatan.

Capable de " jeter de la poudre aux yeux ", il entrave notre cheminement vers le monde lumineux et stable des essences (des Idées). Cf. L'allégorie de la caverne.

Les ouvrages de l’art ne sont donc qu’une habile duperie puisqu’ils vont à l’encontre de ce qui est essentiellement un.

 

Il convient, ici, de bien distinguer trois plans :

a. L’imitation : la capacité à créer des "fantômes", à faire prévaloir les apparences grâce à la seule habileté technique. Les peintres, en effet, comme les poètes peuvent fabriquer de toutes pièces des histoires.

Et, les poètes ne se sont-ils pas laissés abuser trop souvent par les œuvres mêmes des peintres ? Pour exceller dans la tragédie, par exemple, le poète ne devrait-il pas au préalable connaître véritablement les choses qu’il souhaite mettre en œuvre ?

b. L’ignorance : autrement dit tous les faux savoirs, ce qui porte seulement sur le monde instable, fluctuant des apparences.

c. La science : celle-ci peut être définie comme la connaissance vraie de la réalité, ce qui donne accès à la réalité, à l’intelligible ( ce qui est fondé en raison). La science s’oppose donc au monde sensible.

Platon dénonce ces procédures imitatives. L’art, en ce sens, constitue un danger. IL nous détourne de la connaissance de soi. Plus, en compromettant l’exercice de la philosophie – activité discursive visant la vérité – les arts d’imitation constituent des obstacles à notre liberté. Ils amoindrissent notre volonté de vivre vertueusement au sein même de la Cité.

Tenons-nous à distance des fables, des affabulations, des fantasmagories ; de la puissance des images et des simulacres (copies dégradées de la réalité). Rejetons les effets de séduction et tout particulièrement ceux de la sophistique !

 


Experts dans l’art rhétorique, les sophistes – plus épris de vraisemblable que de vérité – usent de tous les moyens pour emporter l’adhésion. Aussi la persuasion n’est-elle qu’une " pratique malfaisante et mensongère, vulgaire et basse, une duperie au moyen d’arrangements, de fards, de polissage, de vêture, de façon à s’attirer sur soi une beauté d’emprunt ". Cf. Platon, Gorgias.

Conclusion : l’art n’est qu’une figuration sensible. Il se nourrit de déformations.Il génère l’illusion. Celui qui s’adonne à l’imitation occupe une place peu enviable (juste avant l’agriculteur ; lui-même suivi du sophiste et, ce dernier du tyran).

b. Chez Aristote

Pour Aristote, dans la nature comme dans l’art, les choses sont produites en vue d’une fin. Ce sont deux activités finalisées.

On différenciera :

- les êtres naturels : " qui possèdent en eux un principe interne de mouvement et de repos "

– ce qui devient ou se déploie par soi.

- les produits de l’art : ce qui existe sans principe interne de changement.

– est artificiel, tout produit de l’habileté humaine (ce qui n’est pas généré naturellement).

Problème : l’art imite-t-il la nature ?

Imiter est une tendance naturelle.

L’imitation (mimesis) est à la source de l’éducation, elle nous donne à comprendre.

Apprendre à regarder les images (fussent-elles au premier abord repoussantes) renforce notre connaissance. L’imitation a une valeur didactique.

Peintres et sculpteurs excellent dans l’art de la représentation. Et, c’est cette imitation qui nous permet de saisir l’organisation de la nature (les formes et le plan).

 


Mais l’art a-t-il uniquement une puissance d’intelligibilité ?

L’art installe une distance entre nos émotions (nos affects) et leur représentation – picturale ou scénique – et rend ainsi possible un travail d’intellection et de purification.

La représentation devient Catharsis (ex : dans le théâtre grec)

Celle-ci a un triple effet :

.de purgation (évacuation de la souffrance)  

.de purification (esthétisation : sublimation des formes)

.d’ apaisement (sur un plan moral)

B) Prééminence de l'esprit dans l'art

Cf. Hegel (1770-1831).

I. L'art permet à l'homme d'extérioriser ce qu'il est

Imiter est-il le but de l’art ? S’agit-il, pour l’artiste, d’effectuer une représentation conforme à la réalité ?

Non. L’acte de création s’oppose à la reproduction servile, à la fidèle copie, aux habiles simulacres. Inutile de vouloir refaire à l’identique ce qui a déjà été réalisé !

Hegel dénonce le pur formalisme (ce jeu de formes vides), le caractère illusoire de l’œuvre imitative.

L’art, au contraire, manifeste le plus grand intérêt pour les apparences des phénomènes extérieurs.

– Il vise à en restituer les mystères.

Il ne s’intéresse aucunement à l’objet lui-même, " au contenu réel " ; à l’usage, à la destination de cet objet.

En fixant les apparences – sur tel ou tel support – il s’emploie à dévoiler la manière dont l’objet apparaît.

 

La beauté se trouve exclusivement dans la représentation de l’objet et non dans l’objet lui-même.

" L’apparence crée par l’esprit est donc, à côté de la prosaïque réalité existante, un miracle d’idéalité, une sorte de raillerie et d’ironie, si l’on veut, aux dépens du monde extérieur ". Hegel, Esthétique.

Ce qui nous charme, précisément, ce sont les traits changeants du monde surgissant dans l’œuvre réalisée.

Le beau est la manifestation même de l’idée, une sensibilité idéalisée, sublimée.

Fonction de l’art : incarner l’idée, rendre sensible une vérité ; faire en sorte que la forme sensible soit adéquate au contenu.

Deux grands moments de l’idée peuvent être dégagés :

a) L’apparaître : " l’apparence elle-même est loin d’être quelque chose d’inessentiel, elle constitue au contraire, un moment essentiel de l’essence "

b) Le fond naît, ici, de la forme. L’idée surgit dans la matière, à travers des formes concrètes, historiques.

"N’oublions pas, écrit Hegel, que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure doit apparaître ".

NB. Un nouvel art surgit avec l’apparition de nouvelles techniques : mosaïque, fresque, détrempe, huile…(l’ingéniosité dans la représentation de la texture chez les peintres flamands).

L’homme y voit son œuvre propre. Celui-ci montre mieux, en effet, toute son habileté "dans des productions surgissant de l’esprit qu’en imitant la nature ".L’art est ainsi la manifestation de l’esprit, autrement dit de la liberté. Le contenu de l’art est éminemment spirituel.

"L’intérêt fondamental de l’art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les pensées universelles de l'esprit humain qui sont offertes à nos regards ". Hegel, Esthétique.

Finalité de l’art : devenir objet de pensée, traduire les plus hautes exigences de l’esprit..

L’art invite à la réflexion. C’est un moment décisif de la prise de conscience de soi (du pour soi). L’art sollicite nos jugements

 

II. Une détermination progressive

Hegel dégage trois grandes étapes dans l’histoire de l’art :

a) L’art symbolique ou oriental

Cet art cherche à s’accomplir dans le monumental, la démesure. Art traversé par une volonté de grandiose.

Mais l’idée reste indéterminée. Les formes sensibles de cet art symbolique manifeste les interrogations de l’homme dans le monde.

Cf. Tour de Babel, Sphinx égyptien, colosses de l’île de Pâques…

b) L’art classique

Celui-ci témoigne d’un équilibre entre la forme et le contenu. Ce qui est recherché c’est l’expression de la beauté pure (il ne s’agit pas de faire prévaloir l’individualité particulière).

Cf. La statuaire grecque et son désir d’idéalisation (le corps humain est magnifié)

c. L’art romantique

Ce dernier tente de relier individualité et spiritualité. Les formes deviennent plus humaines.

La recherche du significatif prime (exemple : avec la représentation des passions).

"Le spirituel est supérieur au naturel " : l’art excède la nature.

"Ce développement de l’esprit, qui s’élève ainsi jusqu’à lui-même, qui trouve en lui ce qu’il cherchait auparavant dans le monde sensible, en un mot, qui se sent et se sait dans cette harmonie intime avec lui-même, constitue le principe fondamental de l’art romantique ".Hegel, Esthétique.

Conclusion : la supériorité du beau classique réside dans le fait " qu’il participe de l’esprit et de la vérité ".

Remarque : "Hegel joue de l’exténuation progressive de l’élément sensible et distribue les arts au fil d’une épuration de la représentation : des trois dimensions du volume à la bidimensionnalité du plan, de celle-ci au pur déroulement temporel et de ce dernier, enfin, à la profération sonore du dire ". C.Brunet

III. L'oeuvre d'art, miroir de l'esprit

Une œuvre d’art correspond à la mise en forme d’un ensemble de signes et de matériaux. Elle s’impose à nous de manière immédiate.

L’œuvre d’art, dans sa certitude sensible, peut générer une satisfaction authentique.

Reste à savoir en quoi le beau artistique dépasse-t-il le beau naturel ? Pourquoi lui accorder plus de valeur ?

La relation que nous entretenons avec la beauté artistique s’inscrit dans la durée, dans une prise de conscience progressive de notre propre pouvoir sur les choses. Par le biais de l’œuvre d’art, l’homme est engagé à faire retour sur lui-même.

La thèse de Hegel est la suivante : " l’œuvre d’art vient de l’esprit et existe pour l’esprit "

La beauté artistique est faite pour durer. Elle exige la continuité d’une transmission culturelle ; une quête des plus profondes, celle de la vérité.

Dans son souci permanent de spiritualisation, l’œuvre d’art défie en quelque sorte le temps.

Ce que l’œuvre d’art nous dit ou nous donne à penser, (laborieux dévoilement de sa vérité), lui confère la marque de la pérennité. C’est en ce sens que la beauté artistique est moins éphémère que les phénomènes naturels représentés. L’œuvre d’art nous apparaît comme la " manifestation sensible d’une idée ".

Aussi sommes-nous, selon Hegel, en sa présence, portés à en déchiffrer le sens. C’est précisément ce rapport de l’œuvre d’art à la vérité qui nous préoccupe et mobilise toute notre réflexion.

Tout ce que l’homme produit est, en effet, habité par l’intention et porte en permanence une signification qu’il nous appartient de mettre à jour. D’où cette " vérité impérissable " logée au sein même de l’œuvre d’art.

En cela, le déploiement de l’esprit est infiniment supérieur à la beauté naturelle. Le premier s’enracine dans la durée, la seconde est foncièrement caduque.

L’œuvre d’art, entièrement subordonnée à la pensée, constitue un moyen permettant d’exposer aux autres notre propre rapport au monde.

L’œuvre d’art exprime une expérience singulière (éminemment intérieure), celle de l’artiste se risquant au regard public. L’œuvre d’art témoigne donc, dans ce mouvement d’extériorisation, de la liberté de l’esprit.

Conclusion : malgré son mode de représentation, sa matérialité sensible, l’œuvre d’art devient ainsi un objet de jugement, de réflexion, d’interrogation ; un objet de pensée.

Exemple : La représentation des passions dans l’œuvre d’art.

Cette représentation suscite leur prise de conscience et, par voie de conséquence est capable de les " adoucir ", de les apaiser. Il y a là, un travail d’objectivation, une mise à distance du vécu personnel. Ce détachement opéré par l’œuvre d’art, nous permet alors de ne plus subir les passions mais de les ressaisir par l’esprit.