LE TRAVAIL ET LA TECHNIQUE

 

 

Le travail revêt de multiples formes manuelles et / ou intellectuelles, il met en œuvre des compétences, de nombreux savoir-faire et génère des jugements de valeur. Il peut, en effet, être considéré comme « abêtissant, répétitif, contraignant » ou au contraire comme « enrichissant, créatif, libérateur » ; facteur d’asservissement ou d’accomplissement.

Activité essentiellement humaine et sociale, le travail donne à la fois forme à la culture et s’en nourrit.

C’est par le travail que l’homme transforme son propre milieu, devient capable par ses propres moyens de subsister ; accède à son autonomie. Par le travail, l’homme se socialise, invente de nouveaux rapports aux autres, grave sa propre histoire.

            Si le travail fait l’objet d’appréciations subjectives (variées et contradictoires) ne faut-il pas, dans un premier temps, définir l’essence même du travail et sa finalité.

             

 

           

1. Le travail comme médiateur entre les hommes et leur milieu

 

Comment le travail est-il apparu et pourquoi ? Travaille-t-on  seulement pour subvenir à ses besoins ? Gagner sa vie, laborieusement, péniblement ? Ne s’agit-il pas, bien plutôt, de déterminer ce qui unit ou oppose les hommes dans cette activité ? Le travail n’est-il pas ce qui leur permet de donner une forme à leur existence ?   

 

            Le mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon apporte une première réponse : il n’y a pas de travail sans technique. Pour les espèces animales, l’instinct pourvoit à tout. Totalement adaptés, intégrés à leur milieu, rien ne leur manque. L’homme, au contraire, doit surmonter sa faiblesse originelle. Et, c’est précisément la maîtrise du feu qui lui permettra de survivre, de compenser les manques inhérents à sa constitution. La domestication du feu rend possible les regroupements, va de pair avec l’invention d’objets et le développement des échanges.

L’homme surmonte ainsi par le fruit de son travail la résistance, l’adversité plus ou moins grande du milieu. L’homme inadapté à la nature ne peut que s’opposer à cette dernière en la transformant. Il s’agit d’adapter la nature à ses besoins.

Par essence, l’homme est un être inachevé. D’où la nécessité pour lui de se construire ; de produire ses conditions mêmes d’existence.

Le travail est une activité qui vise à transformer la nature pour l’adapter à nos besoins. Pour être, l’homme refuse, nie ce qui lui est spontanément donné. Etre de logos disposant d’une puissance  de choix, l’homme se mesure lui-même en inventant sa propre vie par son travail. Il prend conscience de son propre pouvoir sur les choses.

 

Pour se faire, il a recours à des moyens techniques de plus en plus complexes, élaborés. En ce sens, acquérir techniques et connaissances revient à opérer un travail sur soi, une transformation de soi par soi. Autrement dit ce travail sur soi dépasse le cadre des stricts besoins.

En produisant des objets, en technicisant son rapport au monde l’homme produit en même temps des valeurs d’usage. Il convient d’entendre par là, l’ensemble des biens, des services capables de satisfaire non seulement des besoins naturels primaires mais des besoins générés par la vie en société.       

 

 

2. Le travail comme fait technique

 

On appellera technique, les moyens ou procédés par lesquels on peut réaliser telle ou telle fin. Ces moyens sont transmissibles car rigoureusement déterminés. Tout travail requiert la mise en œuvre de ces moyens (outils, instruments, machines…) et parallèlement donc des apprentissages, des savoir-faire. Or les formes de travail sont multiples et de nombreuses activités n’ont pas pour objectif de transformer la nature. Il existe des techniques oratoires, artistiques, thérapeutiques…Il serait donc abusif de dire que toute technique est subordonnée à un travail de transformation. Il n’en reste pas moins qu’elles ne peuvent être séparées du monde du travail.

Si le travail a pour finalité de nous rendre (autant que faire se peut) de moins en moins dépendant de la nature, de moins en moins soumis aux aléas naturels extérieurs, il nous invite dans le même temps à anticiper, à prévoir, à définir des modèles de production. Est-ce dire, pour autant, que nous savons corriger, rectifier les déséquilibres naturels dont nous sommes responsables ?

 

 

3. Produire des biens et faire advenir le bien

 

L’idée que nous devons nécessairement travailler pour subvenir à l’ensemble de nos besoins et pour nous accomplir peut faire difficulté. Souvent ressenti comme accaparant, stressant le travail est vécu comme contrainte.

Dans le monde grec antique, le travail n’était-il pas déjà considéré comme indigne de l’homme libre ? Activité réservée aux esclaves, à tous ceux qui par nature ne pouvaient s’élever ; être directement impliqués dans la vie politique, participer aux décisions concernant le développement de la cité. Activité sans noblesse donc.

 

Aristote distingue : poiésis et praxis.

Poiésis : la production, la création. Tout ce qui relève de l’activité productive, ce qui génère les biens, les services. On parlera ici d’art (ou Techné)

Praxis : l’action. Tout ce qui désigne l’action morale ou politique, ce qui est détaché des besoins strictement vitaux.

La finalité de ces deux activités n’est pas la même. Dans le cas de la poiésis, la finalité de ce qui est produit est à séparer de celui qui produit tel ou bien, tel ou tel service.

Inversement, ce qui est recherché dans la praxis c’est tel ou tel bien ; « bien agir est le but même de l’action ». La finalité de l’acte ne peut être séparé de l’agent, de celui qui agit. L’action trouve sa fin en elle-même. Plus, celui qui agit bénéficie directement des effets de l’action.

 

Pratiquer certaines actions de manière très régulière, nous procure aisance et maîtrise de soi ; il est alors possible d’exceller (ceci vaut pour la culture physique et la culture intellectuelle). Nous avons donc la possibilité de nous rendre plus digne, plus vertueux. Tout travail sur soi exige par là même des exercices répétés qui finissent par créer en nous une puissance, une véritable disposition au dépassement de soi ; à l’accomplissement de soi ; une aptitude à produire le bien. La fin de l’action est en nous.              

Mais qu’en est-il pour celui qui est entièrement absorbé par sa production, par l’acte de produire une multitude de biens ou de services ? La fin de ce qu’il produit lui est totalement extérieure. Son existence « s’englue » dans des gestes répétitifs voire pénibles ; il y perd et son temps et son énergie ; sa vie.

 

 

4. Cette opposition entre poiésis et praxis peut-elle être dépassée ?

 

Toute activité requiert un apprentissage, une transmission de savoir-faire. Pas de travail sans connaissance. Pas de compétence sans acquisition progressive.

L’activité de l’artisan nécessite (même si elle peut paraître très machinale) l’entremise du logos, une part de réflexion ; d’ingéniosité ou de ruse (la métis). Ce qui signifie que le travail, contrairement aux animaux,  caractérise l’homme et que ce dernier ne peut s’en dispenser.

          

 

A bien y regarder, le travail et la technique débordent le simple cadre de la survie, de la nécessité. Dans et par le travail, l’homme manifeste ce qu’il est, exprime ses choix et, par là sa liberté. Le travail offre à l’homme la capacité de transformer sa propre situation dans le monde ; de prendre en charge personnellement sa vie.

En produisant des outils, l’homme dévoile et mobilise ses facultés tant sur le plan de l’expression que de la communication. Par la technique et le travail il naît à la vie sociale, se défait de son animalité ; accède à ce qui lui est propre.

 

"On peut distinguer l'homme des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire eux-mêmes leurs moyens d'existence. Ils font là un pas que nécessite leur organisation physique. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leur moyen d'existence dépend d'abord de la nature des moyens d'existence trouvés au départ et à reproduire. Ne considérons pas ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente plutôt déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus. Une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide avec leur production, avec ce qu'ils produisent aussi bien qu'avec la façon dont ils produisent"

Marx et Engels. L'idéologie allemande.