PLATON, EUTHYPHRON

Sur le pieux

(dialogue de jeunesse).

Euthyphron : devin incarnant l’orthodoxie* religieuse.

*Ce qui est conforme aux opinions et usages établis (les croyances en cours, l’observance des rites).

Socrate : philosophe cherchant à délimiter – par l’art dialectique – son propre savoir.

· Euthyphron intente un procès à son père.

Les faits : dans un domaine agricole, un journalier (ivre) tue un esclave. Le père d’Euthyphron le fait ligoter et jeter dans une fosse. Pour connaître la conduite à suivre, ce dernier fait consulter l’exégète mais ne se préoccupe pas entre-temps du criminel. Celui-ci finit par mourir de froid et de faim.

S’agit-il d’un acte impie, contraire à la morale commune, à ce que prescrivent les Dieux ? Qu’en est-il alors de l’honneur dû aux parents ? L’acte de piété filiale n’est-il pas rompu ? Et, comment éviter que la souillure se répande sur les proches ?

Bien que s’agissant d’une affaire privée, Euthyphron avait-il le droit d’intenter un tel procès ?

· Socrate est en position d’accusé. Une action en justice est instruite contre lui. Socrate doit, en effet, comparaître devant l’Archonte-roi. Ce dernier possède des compétences judiciaires étendues. NB. Socrate est à la veille de son procès.

Les chefs d’accusation contre Socrate sont les suivants :

- impiété à l’égard des Dieux de la Cité

- invention de nouvelles divinités

- corruption de la jeunesse par l’enseignement de croyances impies.

Il s’agit, ici, d’un crime d’impiété dirigé contre l’Etat.

Socrate va chercher appui sur Euthyphron qui a une grande connaissance des choses religieuses. Partager son savoir : c’est faire preuve de piété.

Double objectif de Platon :

-débusquer les faux savoirs (en mettant à l’épreuve les opinions de l’interlocuteur) et trouver des normes stables pour conduire notre vie , se comporter avec la plus grande rectitude.

La structure du dialogue est faite d’une suite d’essais pour définir la piété. Nous résumerons, ici, les quatre principales définitions.

Problème : quelle est la caractéristique, la forme distinctive du pieux ? Qu’est-ce que le pieux en lui-même, de manière intrinsèque ?

Socrate : " enseigne-moi la nature de cette forme, afin que, tournant mon regard vers elle et m’en servant comme d’un modèle, je déclare pieux ce qui, parmi les actes que toi ou quelqu’un d’autre pose, est de même nature, et que je déclare non pieux ce qui n’est pas de même nature ".

I.Première définition :

La piété consiste à poursuivre l’auteur d’une injustice.

Cette définition s’enracine dans un exemple (le procès intenté par Euthyphron).

Or il convient, dans cet exercice dialogué, de faire prévaloir l’intelligibilité maximale. Le travail d’objectivation consiste, bien plutôt, à définir le caractère universel de cette vertu qu’est la piété.

La multiplication des exemples est inutile.

II. Deuxième définition :

Deux formulations :

1. est pieux, ce qui est cher aux Dieux et ce qui ne leur est pas cher est impie.

Mais le désaccord constant entre les Dieux limite considérablement cette définition. Celle-ci manque de cohérence.

Reste, parallèlement, à mieux connaître ce qui est effectivement haï des Dieux.

Et, même si les tous les Dieux s’accordent sur la nécessité de châtier l’auteur d’un acte injuste, encore faut-il qu’ils s’entendent sur les faits. Autrement dit, pour tous les Dieux, le père d’Euthyphron a-t-il commis une injustice en laissant mourir le meurtrier de l’esclave ?…

2. est pieux, ce qui est cher à tous les Dieux.

La formulation est, ici, restrictive.

L’objectif de Platon est de montrer que la piété est totalement autonome, stable par essence, qu’elle ne saurait être soumise à des variations dans sa définition. La volonté des Dieux ne saurait la déterminer.

La piété est une forme intelligible, une essence immuable, stable et supérieure ; susceptible d’être offerte à la contemplation des Dieux

Comment les Dieux et les hommes participent-ils à cette piété ?

Platon s’efforcera d’y répondre dans les dialogues dits de maturité (Phèdre, La République…).

C’est parce qu’il existe des réalités intelligibles fixes (délivrées du monde fluctuant des sens) qu’une élévation de l’âme est possible. Une connaissance préalable de ces formes intelligibles peut, seule, orienter nos actions.

Ceci vaut pour les Dieux eux-mêmes. C’est la connaissance du Vrai, du Beau et du Bien qui fait que les choses sont aimées des Dieux. Le contraire, n’est pas recevable. Ce n’est pas parce qu’elles sont aimées des Dieux que les choses sont vraies, belles et justes !

D’où l’embarras d’Euthyphron face à la question de Socrate : " est-ce que le pieux est aimé des Dieux parce qu’il est pieux, ou est-ce parce qu’il est aimé d’eux qu’il est pieux ? "

Au lieu de recourir aux oracles et aux divinations, n’est-il pas possible de connaître par nous-même – c’est-à-dire par une démarche discursive – ce qu’est la piété. 

III. Troisième définition :

1.Le pieux et le juste sont identiques.

Il est toutefois nécessaire de connaître la partie de la justice qui correspond à la piété.

Socrate : " est-ce que là où il y a justice, là il y a aussi piété ? ou bien est-ce que là où il y a piété, là il y a aussi justice, sans que la piété soit partout où il y a justice ? "

Si le pieux est une partie de la justice, ceci revient à dire que le juste n’est pas nécessairement pieux.

2. a. La piété est le soin des Dieux.

Mais est-ce pour les rendre meilleurs ? Cela paraît bien impossible. Il serait, en effet, absurde de vouloir les améliorer.

2. b. La piété est un service rendu aux Dieux.

Serait-ce dans le but de produire une œuvre ? Et, de quelle œuvre s’agit-il ?

Socrate : " dis-moi alors, par Zeus, quelle est cette œuvre magnifique que les dieux accomplissent en ayant recours à nous comme serviteurs ? ".

Euthyphron ne peut répondre. Cette piste de recherche ( se mettre au service des Dieux afin d’accomplir le bien des hommes) reste donc inexplorée.

IV. Quatrième définition :

La piété consiste à connaître les prières et les sacrifices adressés aux Dieux.

Il s‘agit d’adresser des demandes et de faire scrupuleusement ce qui est agréable aux Dieux.

Euthyphron : " je te dirai néanmoins, sans entrer dans les détails, que si quelqu’un sait dire et faire ce qui est agréable aux dieux, à l’occasion des prières et des sacrifices, c’est cela qui est pieux, et ce sont les paroles et les gestes de ce genre qui préservent les demeures privées et le bien commun des cités. Le contraire de ce qui est agréable aux dieux est sacrilège, et c’est aussi ce qui renverse et détruit toutes choses ".

Nous sommes, ici, confrontés à une simple technique d’échanges entre les hommes et les dieux.

Mais, peut-on légitimement concevoir que les Dieux souffriraient d’un manque quelconque ? Ne se suffisent-ils pas parfaitement à eux-mêmes ?

Pour Euthyphron, le pieux est avant tout, ce qui est cher aux Dieux. Nous retrouvons là, la seconde définition. Le dialogue s’achève ainsi dans l’impasse, l’aporie.

Conclusion : l’action droite doit se fonder sur le savoir. Le souci de l’âme prime sur le corps et tous les biens terrestres.

La connaissance de la vertu, constitue notre seul guide. L’échange dialectique est à reprendre. Sagement et inlassablement.