L’ÉTAT VENANT GARANTIR LE DROIT

B. Chez Rousseau (1712-1778)

I. Établir en droit la légitimité du pouvoir politique

Cf. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,1755.

Cf. Du contrat social, 1762 ( Livre I, Chap.VI-VII-VIII ).

Le mal provient de l’inégalité et celle-ci provient de la société. Rappel : « L’homme est bon ; les hommes sont mauvais » Rousseau.

A l’état de nature, les rivalités n’existent pas car il n’y a pas encore de liens durables. Dans cet état de dispersion originelle, l’indépendance est la plus totale. La soumission n’existe pas. L’homme est heureux car totalement indépendant, errant et solitaire. Dans cet état, clos sur lui-même, immuable (c’est-à-dire sans principe interne de changement), l’inégalité est presque nulle et ne relève que de la seule constitution physique. Avec le contrat social, la liberté politique du citoyen se substitue à l’indépendance de l’homme naturel.

Comment un tel passage a-t-il été rendu possible ?

L’apprentissage de la sociabilité s’amorce avec le phénomène de sédentarisation : nouveau genre de vie poussant les hommes à se regrouper. Rousseau pour justifier ce passage fait intervenir toute une série de circonstances fortuites : inondations, séismes, éruptions volcaniques…Par voie de conséquence, l’inégalité se développe avec l’apparition de la famille et de la propriété ; l’essor de l’agriculture et de la métallurgie ; la multiplicité des constitutions politiques.
Une remarque : cette socialisation n’est pas cependant réductible aux stricts besoins de subsistance, aux échanges de biens et de services. Elle s’effectue sur fond de fêtes et de célébrations, de civilités obligées, de récompenses et d’honneurs.
Compétition et volonté de surpassement contribuent, d’autre part, à renforcer cette inégalité. A l’amour de soi, né du seul instinct de conservation, s’est substitué l’amour-propre. Ce dernier débride les passions, les exacerbe ; fait naître des plaisirs artificiels et de nouveaux besoins.
« L’enfance heureuse » des premières sociétés (celles des hommes sauvages, des primitifs en partie déjà dénaturés) s’éloigne.
Ajoutons que le développement conjoint de la raison et des passions rend impossible tout retour à cet état de nature. Ce qui a été altéré en l’homme l’a été de façon profonde : la félicité des origines a définitivement disparue. Plus, notre puissance de réflexion a considérablement augmenté nos déchirures et, l’homme a fini par se séparer de lui-même.
« L’homme qui médite est un animal dépravé » dira Rousseau. L’homme pourra toutefois se réconcilier avec son semblable, grâce à l’expérience commune de la pitié. Encore faut-il que la voix de notre conscience se fasse entendre, nous permettant de retrouver l’écho de notre bonté originelle...

La sociabilité de l’homme n’est pas inscrite dans l’état de nature. Elle ne saurait non plus résulter d’une volonté rationnelle comme chez Hobbes.

La critique de Rousseau vis-à-vis de Hobbes (mais aussi de Locke*) est la suivante : ces philosophes ont dépeint «des âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de la société ». Ceux-ci ont abusivement projeté dans cet état de nature des caractères inhérents à l’état social.

* Locke : 1632-1704

Rappelons, d’autre part, que cet état de nature est pour Rousseau éminemment théorique (foncièrement hypothétique). Il sert de modèle pour démêler :

« ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme et à bien connaître un état qui n’existe plus, qui peut être n’a point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».

Un rappel : la démarche de Rousseau n’est aucunement une tentative de reconstitution historique. Elle se nourrit plus d’hypothèses et de conjectures que de faits.

Problème : comment donc se conserver quand cet état primitif ne peut plus être maintenu ?

La réponse consiste, selon Rousseau, à « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Chap.VI, Du contrat social.

Au sens juridique, le contrat est une forme d’échange conçue comme engagement des parties libres d’accepter ou de refuser certaines clauses. Ici, ces parties ne sont pas distinctes et extérieures l’une à l’autre. Le contrat traduit une communauté d'intérêts et des obligations réciproques.

Pour Rousseau il s’agit d’un acte d’association, d’un contrat dans lequel la liberté naturelle est échangée contre la liberté civile. Le contrat social est présenté comme un acte fondateur, une convention qui rend possible le passage de l’état de nature à l’état civil. C’est grâce à cette norme universelle qu’est le contrat que se forment toutes les sociétés. Par voie de conséquence, le contrat est ce qui conditionne l’émergence de la citoyenneté.

Par le contrat, l’autorité politique trouve son fondement dans l’engagement individuel d’obéissance à la volonté générale. Obéissance et non servitude ! Renoncer à sa liberté serait renoncer à son humanité.

La liberté s’inscrit ainsi dans la nécessité. « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », Chap.VIII, Du contrat social.

Dans cette association contractuelle, chaque associé abandonne tous ses droits à toute la communauté. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce que l’on a ». Cet abandon est total, universel puisque chaque associé se démet de sa liberté naturelle. Chacun se donnant à l’ensemble de la communauté, nul ne se donne à personne en particulier.

Reste, maintenant, à préciser comment le contrat concilie l’ordre et la liberté de tous. A quelle instance renvoie-t-il ?    

II. Le principe de souveraineté

Le contrat rend l’État souverain. Il n’y a pas, en effet, d’autorité qui lui soit supérieure. Produit d’une convention, l’État repose exclusivement sur l’association de personnes. Par là-même et de manière radicalement nouvelle, Rousseau s’oppose au pouvoir monarchique (pouvoir de droit divin).

Les individus obéissent aux lois qu’ils se sont fixées, grâce à la raison et au nom de l’intérêt commun. Est citoyen celui qui participe directement à l’autorité souveraine. Mais, pour être véritablement morale, chaque volonté doit rester libre.

« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » Chap. VI, Du contrat social.

La finalité de l’État est la suivante : faire en sorte que le bien commun ne soit jamais gouverné par des intérêts particuliers mais par une volonté générale inaliénable car émanant de la raison. Dans cette perspective, l’État est appréhendé comme un « corps moral et collectif ».

« Sitôt que cette multitude est ainsie réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps ; encore moins offenser le corps sans que les membres s'en ressentent. Ainsi le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties contractantes à s'entraider mutuellement et les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport les avantages qui en dépendent » Chap. VII, Du contrat social.

L’instauration des lois et des décrets vient garantir la liberté de tous les gouvernés. Ces lois ne peuvent être décidées et retenues que par le peuple lui même souverain.

L'État est donc cette instance supérieure venant garantir le droit. Encore faut-il que le jeu des obligations réciproques soit maintenu. Si l’homme abandonne sa liberté naturelle, l’État s’engage dans le même temps à protéger les libertés civiles et les biens individuels.

A l’indépendance primitive, à la possession, à la force physique succède la liberté civile, la propriété, la sûreté (désormais garanties par le droit).

« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (propriété maintenant fondée sur des titres positifs).

Cette conception de la souveraineté va à l’encontre du droit du plus fort. Prétendu droit. Droit qui ruine lui-même ses propres fondements dès l’instant où la seule force – la contrainte physique – se travestit en droit.

La force du tyran est une force sans droit. C’est un pouvoir où règnent l’arbitraire et l’oppression et, où toutes les violences sont possibles.

« En refusant tout droit à ceux qu’il contraint, il s’expose à la violence. Car n’ayant aucun droit, ceux qu’il contraint n’ont aucun devoir ni aucune obligation envers lui ».

Le droit sert donc de norme. Il est l’essence même du rapport social puisqu’il assure l’égalité de tous devant la loi. En ce sens, l’État participe d’un idéal moral. On ne saurait le réduire au strict produit d’une histoire réelle.

La volonté générale est celle du bien commun. Il s’agit d’une volonté rationnelle car c’est une règle de la raison à laquelle chaque homme se soumet. En protégeant l’homme de la domination d’autrui, elle écarte l’arbitraire individuel.

Rousseau souligne, de cette manière, la rationalité du projet politique : une volonté s’autodéterminant dans la seule recherche de l’intérêt public. Cette volonté générale est au fondement de toute souveraineté. Sans elle, le peuple ne pourrait pas se constituer. Nous ne pourrions devenir membres d’un État politique. La loi s’enracine dans la volonté de tous et acquière, de ce fait, sa force et sa dignité.

Mais, Rousseau précise que ce rapport à la loi – fondé en raison – doit néanmoins recevoir le soutien de la conscience et du sentiment afin d’atteindre son plus haut degré. La loi instituée en vue de l’intérêt général est, nous dit Rousseau, semblable à une « voix céleste ».La conscience est la vraie voix de l’âme.
« Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais ».

Conçue comme l’essence même de l’État, la loi est liberté. S’opposant à la volonté d’un seul, elle nous préserve de l’arbitraire. La loi consacre ainsi le droit des individus à disposer d’eux-mêmes. Ce rapport à la loi n’implique aucune servitude volontaire mais témoigne d’une liberté inaliénable (ce par quoi l’homme s’accomplit).

Il existe néanmoins pour cet état de droit « une pente naturelle à dégénérer ». Pour Rousseau, seule la vertu peut y mettre un frein. « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »

L’optimisme des Lumières en privilégiant l’idée de progrès — par la voie du savoir — viendra faire contrepoids au désenchantement de Rousseau.

Conclusion : Pour Rousseau, les libertés individuelles sont au cœur de la vie politique.

A l’état de nature, l’indépendance et le bonheur règnent. A l’état civil, c’est par le biais du contrat que l’homme accède à de nouvelles libertés, celles du citoyen.

Il ne s’agit en aucun cas de tenter un retour vers cet état de nature ! Cet état (nous l’avons déjà souligné) est un état hautement hypothétique, une fiction théorique. La méthode employée par Rousseau dans le Discours s’appuie sur des raisonnements conditionnels et « ces conjectures deviennent des raisons quand elles sont les plus probables qu’on puisse tirer de la nature des choses, et les seuls moyens qu’on puisse avoir de découvrir la vérité ».

Rousseau nous demande de reconsidérer tout l’impact de la loi naturelle puisqu’elle exprime l’idée rationnelle de la justice. C’est une instance supérieure qui doit pour le législateur jouer le rôle de modèle. L' État garantit ainsi le droit au nom d’un idéal moral.