LES ELEMENTS D’UNE CONSTRUCTION

 

I. LA QUESTION DU PASSAGE A L’HUMANITE.

Un premier constat : la condition de l’enfant sauvage est une condition aussi exceptionnelle qu’ " aberrante ".

Mais ce serait toutefois une erreur , nous dit Cl. Lévi-Strauss, que de voir dans le cas des enfants sauvages " les témoins fidèles d’un état antérieur " ; ce serait placer la nature avant la culture.

Où se trouvent donc les frontières ?

On distinguera :

a. La nature donnée

Vie close, dominée ; soumises aux lois de l’hérédité biologique, assujettie aux contraintes génétiques.

Ici, l’ordre de l’universel l’emporte.

b. La nature acquise

Vie ouverte, créatrice, ordonnatrice qui renvoie aux traditions, aux échanges , à l’héritage culturel (croyances, coutumes, techniques, règles, institutions…).

Là, l’ordre du relatif se nourrit de la différence, désigne mille façons d’être.

Problème : quel est le rôle de la culture et de la civilisation dans la construction de la personne ? Qu’est-ce qui permet à l’homme d’avoir une identité, d’être singulier et unique ?

La véritable difficulté est d’étudier ce que l’homme doit à son éducation. Pour le Dr J. Itard (Médecin chef de l’Institution des Sourds-Muets à Paris) : " Dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d’Europe la plus civilisée, l’homme n’est que ce qu’on le fait être ; nécessairement élevé par ses semblables, il en a contracté les habitudes et les besoins ; ses idées ne sont plus à lui ; il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son entendement par la force de l’imitation et l’influence de la société ".

Un objectif donc : faire " la somme jusqu’à présent incalculée des connaissances et des idées que l’homme doit à son éducation ".

Itard consignera ses observations dans deux écrits :

- Mémoire sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron, 1801

- Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, 1806.

Le psychiatre P.Pinel adopte un point de vue très opposé. Pour Pinel, cet enfant sauvage " n’était susceptible d’aucune espèce de sociabilité et d’instruction ". Cet enfant, dès lors, n’était-il qu’un idiot, un arriéré, un être disgracié, un rebut de la nature ou bien portait-il encore en lui un espoir de civilisation ? Etait-il possible de vaincre, de faire disparaître cette " opacité bestiale " ?

 

II. UN POINT DETERMINANT : L’ACCES AU LANGAGE ARTICULE.

Recueilli par Itard, l’enfant se montre d’une " inattention absolue ", " inférieur au plus intelligent de nos animaux domestiques ". Itard entreprend cependant de l’éduquer.

Postulat d’Itard : l’homme est avide de sensations nouvelles.

Itard essaiera alors de développer ses " forces sensitives ", (son " sensorium ") ;

de dépasser ses premiers besoins (" dormir, manger, ne rien faire et courir les champs "), par des stimulants tant physiques que moraux.

Dans son deuxième rapport, Itard décrit les changements survenus dans " le système des facultés affectives du Sauvage de l’Aveyron ". Itard affirme avoir " la preuve incontestable que le sentiment du juste et de l’injuste, cette base éternelle de l’ordre social, n’était plus étranger au cœur de mon élève ".

Quelles sont néanmoins les limites d’une telle entreprise ?

L’accès au langage articulé reste très difficile sinon impossible. L’enfant utilise un langage à pantomimes, un langage d’action.

Comment définir ce langage ?

Il s’agit dit Itard d’un " langage primitif de l’espèce humaine, originellement employé dans l’enfance des premières sociétés, avant que le travail de plusieurs siècles eut coordonné le système de la parole et fourni à l’homme civilisé un fécond et sublime moyen de perfectionnement, qui fait éclore sa pensée même dans son berceau, et dont il se sert toute la vie sans apprécier ce qu’il est par lui, et ce qu’il serait sans lui s’il s’en trouvait accidentellement privé, comme dans le cas qui nous occupe ".

Pour Itard : " un grand nombre de faits déposent en faveur de sa perfectibilité, tandis que d’autres semblent l’infirmer ".

Autrement dit, toute humanisation requiert un maniement maîtrisé des signes. Il n’y a pas de véritable rapport à l’autre sans langage. La parole désigne ainsi une rupture décisive avec l’animalité.

Conclusion : " c’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de nature mais qu’il a, ou plutôt qu’il est, une histoire " L. Malson, Les Enfants sauvages.